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Chronique financière

Placements de sécurité

L’épargne française traverse une crise. Nous n’avons pas ici à en discuter les raisons, qui sont surtout politiques, pour ne pas dire démagogiques, ni à en supputer les conséquences sur le plan général. Nous nous bornerons plus modestement à attirer l’attention de nos lecteurs sur les dangers que présentent certains placements à la mode qui, sous l’étiquette de la sécurité, risquent, avec le temps, de devenir générateurs de pertes cruelles.

L’épargne, étant depuis deux ans particulièrement pressurée ou spoliée dans ses moyens classiques d’investissements, a de plus en plus tendance à se réfugier dans les placements « à côté », le plus souvent occultes. Il en a toujours été ainsi dans les époques d’excès fiscaux ou de menaces sociales. Du point de vue du strict intérêt de l’épargnant, une telle méthode est certainement appropriée (alors qu’elle est absolument catastrophique envisagée sous l’angle de l’intérêt national) ; mais encore faut-il, pour que cela soit vrai, que ces placements de sauvegarde soient effectués à bon escient. Ce qui ne paraît pas l’être dans la plupart des cas.

Prenons pour exemple le placement occulte typique, le louis d’or. À plusieurs reprises, les journaux nous ont fait connaître son prix au marché noir, prix d’ailleurs quelque peu élastique, puisque naviguant, au gré des tendances, entre 4 et 7.000 francs. À la mi-novembre, il se traitait aux environs de 4.800. Que penser de ce prix, et surtout des acheteurs à ce prix ? À la même date, le prix d’achat par la Banque de France était seulement de 760,50 ! On avouera qu’il y a vraiment de la marge. Nous voulons bien croire que ce prix fait part d’un optimisme officiel quant à la valeur or de notre franc. Coupons cet optimisme en deux comme le suggèrent certains journaux anglais — encore que nos prix de revient industriels soient très loin d’avoir atteint ce niveau, — cela ne nous ferait encore que 1.500 francs. Les acheteurs inconsidérés de louis d’or feraient bien de méditer ces chiffres. Et aussi de se rappeler que cette pièce ne valait même pas 200 francs avant guerre, ce qui fait une valeur actuelle de plus de 25 fois celle de 1939. Quelle est la marchandise courante, quel est le service qui se paient à un tel niveau ? De nombreux prix industriels, ceux où la pénurie de matières premières n’alourdit pas les prix de revient, sont actuellement encore à l’indice 5. Les salaires, en général, ne sont guère plus élevés. Et la valeur réelle des choses est conditionnée surtout par les possibilités de les acquérir.

Envisageons ce problème du louis d’or sous un autre angle. Il existe un autre moyen de placement occulte, moins populaire et davantage réservé aux gens dans les affaires, le billet américain. À cette même époque, ces spéculateurs n’hésitaient pas à payer le dollar papier aux environs de 300 francs, le change officiel étant de 117,50 ; Or il est courant de lire dans les revues américaines des offres aux collectionneurs des anciennes pièces d’or des U. S. A. à peu près au double de la valeur nominale, c’est-à-dire 40 dollars l’aigle de 20 dollars. Et encore, pour ce prix, le marchand prend la peine de vous choisir l’année de votre choix ou l’atelier de frappe. Ces chiffres, traduits en langage spéculatif français, indiquent que, par rapport aux prix pratiqués au marché noir sur le dollar billet, la pièce or de 20 dollars devrait valoir 40 dollars, soit 12.000 francs. Or cette pièce représente un poids d’or fin d’un peu plus de 5 louis. Ce qui représente seulement 2.400 francs pour un louis. Les acheteurs au marché noir de dollars ne sont donc pas précisément d’accord avec ceux qui réservent leurs soins au louis d’or. Ces quelques écarts impressionnants montrent l’erreur qu’il y a à considérer le louis aux prix actuels comme un placement de sécurité de tout repos !

Oui, c’est exact, dirons certains, l’or cote beaucoup trop cher ; mais il vaut mieux acheter trop cher que de tout perdre avec du billet qui va à zéro. Nous ne discuterons pas la valeur d’un pessimisme aussi absolu. Mais nous ferons remarquer à ses tenants que, si l’éventualité qu’ils envisagent par malheur se produisait, il n’y aurait probablement aucune sorte de placement susceptible de les sauver. Une faillite monétaire serait une catastrophe d’une telle ampleur que tout notre édifice social et politique en serait probablement bouleversé. Et, avec lui, notre conception juridique de la propriété, que ces dernières années ont déjà bien maltraitée. D’autre part, au point de vue pratique, une faillite publique entraînerait forcément derrière elle de nombreuses ruines individuelles : à l’exception de quelques rares favorisés, tous les Français seraient ruinés ou à peu près. Qui alors aurait la possibilité d’acheter aux prévoyants de l’avenir tous ces biens « réels », qu’il s’agisse d’or, de tableaux, de bijoux, de tapis et autres refuges monétaires ? Contrairement à ce que tout le monde pense, tout achat de valeurs de sécurité postule que les choses s’arrangeront un jour ou l’autre ; peut-être mal, mais enfin qu’elles s’arrangeront quand même. Ce qui est une raison de plus pour ne pas acheter trop cher.

Cette importante question de la revente des biens de sauvegarde n’est, pour ainsi dire, jamais envisagée par les acheteurs. Bien à tort, car il est à craindre qu’au moment venu les réalités ne répondent que très imparfaitement aux prévisions. Même en excluant cette hypothèse apocalyptique d’une ruine totale, il n’en restera pas moins vrai que cette seconde guerre mondiale aura ruiné en tout ou partie de nombreuses couches de la population. Et, en particulier, celles que l’on qualifie de bourgeoises et de classes moyennes. Or ce sont justement ces classes sociales qui, de tout temps, ont été les acquéreurs de ces biens réels si fort à la mode depuis la guerre : tableaux, livres rares, bijoux, objets de collection, etc. Elles seules possédaient la culture indispensable et, surtout, n’ayant pas leurs capitaux employés en terres ou en marchandises, disposaient plus facilement de liquidités importantes. Tout cela est terminé, pour un certain temps tout au moins. Les acheteurs habituels faisant défaut, et pour raison majeure, qui alors achètera ces meubles rares, ces tableaux que nous voulons bien croire de grande valeur, ces timbres-poste à prix astronomiques ? Il est à craindre qu’alors les offres ne tombent dans le vide. Et la vente en sera d’autant plus malaisée qu’à ce même moment les bourgeois, plus ou moins ruinés, seront forcés aussi de vendre une partie de ce qu’ils auront pu sauver de leur aisance passée. À cette question de l’acheteur éventuel, de nombreux thésaurisateurs répondent : l’étranger. C’est vivement dit. Mais, à l’heure actuelle, et probablement pour longtemps, l’étranger ayant les possibilités d’acheter se réduit aux Amériques, et plus particulièrement aux États-Unis. Or est-on certain que l’objet rare goût français corresponde au goût américain ? Nous ne le croyons pas. Les brillants en « blanc commercial », si prisés à Paris, ne le sont pas du tout à New-York. Nos meubles d’époque, même estampillés, laissent absolument froids la plupart des collectionneurs américains, qui leur préfèrent les Chippendeale ou les Jacobeans. Nos livres de luxe les indiffèrent et pour cause. Et combien d’autres exemples identiques. La grande majorité des placements de sécurité effectués en France ne sont de sécurité que sur le plan national et en période normale ; ils le sont beaucoup moins sur le plan international, le seul valable dans les circonstances actuelles.

Pour terminer quelques mots sur cette autre sorte de placement « sauve-qui-peut » pourrait-on dire, si recherché depuis quelques mois, le fonds de commerce ou le pas de porte. Rappelons qu’un fonds de commerce doit se payer entre trois et cinq ans ; que, dans le prix d’achat, il faut toujours tenir compte non seulement du rendement des capitaux engagés, mais aussi du salaire que le patron et les siens pourraient gagner ailleurs et sans aucun risque ; que le chiffre d’affaires sur des marchandises valant 15 ou 20 fois les prix d’avant guerre est forcément soufflé ; que les hôtels n’ont de valeur qu’en bon état de marche, c’est-à-dire lingerie complète et mobilier en bon état, et qu’enfin il faut quand même certaines connaissances pour tenir un commerce, même modeste.

Marcel LAMBERT.

Le Chasseur Français N°612 Février 1947 Page 408