C’est une question aussi vieille que l’est la pratique de la
chasse que celle de savoir, lorsque plusieurs chasseurs sont intervenus dans la
poursuite et la mise à mort d’un animal, à qui appartient le gibier. Et, tant
qu’il y aura des chasseurs et du gibier, cette même question pourra se poser.
Pour ancienne qu’elle soit, et bien qu’elle ait été étudiée par tous les
juristes ayant écrit sur la chasse (voir notamment notre Manuel de Chasse,
4e édition, p. 181 et suiv.), cette question est toujours
d’actualité, et il ne se passe pas de saison de chasse sans que nous soyons
consulté plusieurs fois à ce sujet.
Pour résoudre le problème ainsi posé, il est nécessaire de
distinguer deux choses essentiellement différentes : ce qui est correct,
d’une part, et ce qui est légal, d’autre part. Il n’est pas douteux que,
lorsque les chiens d’un chasseur sont à la poursuite d’un gibier, il est de la
plus élémentaire correction pour tout autre chasseur de s’abstenir d’intervenir
et de tirer ; et il en est de même lorsque le gibier est tenu à l’arrêt
par le chien d’un chasseur. Mais, si le procédé est incorrect, peut-on dire
qu’il soit illégal ? Le chasseur lésé par cette intervention peut-il
revendiquer la propriété de l’animal tué dans ces circonstances, ou, à défaut
de restitution, peut-il obtenir d’un tribunal des dommages-intérêts en
réparation du préjudice qu’il prétend lui avoir été causé ? Telle est la
véritable position de la question.
Le point pourrait donner matière à des commentaires sans
fin, bourrés de distinctions et de sous-distinctions, émaillés de citations
empruntées à de nombreux juristes, appuyés sur des décisions rendues par
tribunaux et cours d’appel dans les sens les plus divers ; mais après une
telle lecture, le lecteur ne serait guère plus avancé qu’avant de l’avoir
commencée. Le mieux est donc de nous en tenir aux grands principes du droit,
principes auxquels les tribunaux, en définitive, se rallient le plus souvent.
Le premier de ces principes est que le gibier, tant qu’il
est à l’état libre, n’appartient à personne et qu’on n’acquiert de droits sur
lui que par l’occupation, c’est-à-dire par le fait de l’appréhender
matériellement, ou de l’avoir à sa merci.
Sans tenir compte, pour le moment, du fait de l’appréhension
matérielle de l’animal tué par l’un ou l’autre des chasseurs, situation que
nous examinerons tout à l’heure, recherchons dans quels cas on peut considérer
qu’un animal, avant d’être tué, est à la merci d’un chasseur. Il n’est
assurément pas facile de fixer avec précision la minute où l’on peut considérer
que le gibier poursuivi est à la merci de celui qui le poursuit ; mais il
est une règle que, de toute évidence, on doit appliquer, c’est que, tant que
l’animal poursuivi conserve une chance d’échapper à la poursuite, il ne peut
être considéré comme étant à la merci du poursuivant ; c’est là ce qu’on
pourrait appeler une vérité de M. de La Palisse. Dans la pratique, on
peut dire que c’est le cas tant que l’animal n’a reçu aucune blessure, sauf à
faire une distinction pour le cas de chasse à courre, quand l’animal poursuivi
est sur ses fins. Au contraire, si l’animal a été grièvement blessé, par
exemple s’il s’agit d’un lièvre ayant une patte cassée, surtout si c’est une
patte de derrière, ou d’un lapin ayant les reins brisés, d’une perdrix ou d’un
faisan démonté, on peut considérer leur capture comme inévitable, et le
chasseur qui se bornerait à leur donner le coup de grâce ne pourrait prétendre
à aucun droit sur l’animal qu’il a achevé.
Ces principes étant admis, il n’en résulte pas qu’il n’y ait
plus matière à discussion ; il reste la question de fait sur laquelle les
parties peuvent n’être pas d’accord. L’animal en question était-il ou non assez
grièvement blessé pour ne plus pouvoir échapper à l’appréhension ? La
question qui se pose alors c’est une question de preuve à faire, question dont
l’aspect diffère suivant le cas.
Si c’est le chasseur intervenu au cours de la poursuite et
qui a tué le gibier qui s’en est emparé, l’autre chasseur ne pourra en obtenir
la restitution, ou, à défaut, des dommages-intérêts, que s’il est en mesure de
prouver que, lorsqu’il a été mis à mort, le gibier était grièvement blessé et
hors d’état de lui échapper.
Tout autre est le cas où les rôles sont renversés et où
c’est le chasseur qui était à la poursuite de l’animal qui l’a pris alors que
c’est l’autre chasseur qui l’avait tué. En ce cas, on admet généralement que,
malgré l’appréhension qu’il en a faite, le chasseur ne peut conserver le
gibier, celui-ci devant normalement revenir à celui qui l’a tué ; l’autre
chasseur ne pourrait le conserver que s’il était en mesure de prouver que
l’animal était grièvement blessé ; ce serait donc toujours au même
qu’incomberait la charge de la preuve.
Mais cette dernière solution n’est pas toujours admise, et
l’on décide souvent, et à bon droit à notre avis, que c’est seulement dans le
cas où manifestement l’animal allait échapper à la poursuite dont il était
l’objet que celui qui l’a tué pourrait en exiger la remise ; l’autre
chasseur pourrait refuser de s’en dessaisir s’il en était autrement, sauf à
celui ayant tué le gibier à en demander par voie judiciaire la restitution ou
des dommages-intérêts. En ce cas aussi, ce serait au réclamant qu’incomberait
la charge de prouver que l’animal en litige n’était pas blessé ou ne l’était pas
assez grièvement pour ne pouvoir échapper à la poursuite.
Tout ce que nous venons de dire serait évidemment sans
application si les deux chasseurs en conflit faisaient partie d’une même
association de chasseurs dont les statuts prévoient la mise en commun et le
partage du gibier tué, non plus que si ces chasseurs étaient des invités dans
une chasse dont le propriétaire dispose comme il l’entend du gibier détruit.
Paul COLIN,
Docteur en Droit, Avocat à la Cour d’appel de Paris.
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