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Cyclotourisme

Diagonales

Avant la guerre, nous vîmes, à la Fédération de cyclotourisme, plusieurs de nos camarades entreprendre des randonnées d’un nouveau genre. Elles consistaient à « réunir » Dunkerque à Hendaye, Brest à Menton, Strasbourg à Bayonne, non par une ligne idéale, mais par la route la plus courte, et cela à bicyclette, sans se faire aider par aucun véhicule entraîneur. Ces « diagonales » représentaient de 1.000 à 1.200 kilomètres que les meilleurs randonneurs couvraient à 20-22 kilomètres à l’heure, sans déduire, bien entendu, les heures de sommeil et celles des repas.

La température, la saison, et surtout la direction du vent occasionnaient des hausses ou des chutes de « moyenne » assez considérables. Tel Strasbourg-Brest fut accompli péniblement à 17 de moyenne par un vent debout épouvantable. Tel Dunkerque-Hendaye fut accompli par une jeune fille : Mlle Regina Combier, à une moyenne un peu supérieure. Les cyclotouristes Cointepas, Oudard, etc. ..., réalisèrent des moyennes beaucoup plus brillantes.

En général on se tint autour du 20 à l’heure, ce qui est magnifique si l’on tient compte que même ne dormant que deux ou trois heures sur 24 et ne prenant guère plus de temps pour s’alimenter, le randonneur doit dresser son tableau de marche sur une vitesse moyenne d’environ 25 kilomètres à l’heure.

Essayez de faire 100 kilomètres en quatre heures, même par vent nul, et faites-le douze fois de suite, ne vous ménageant que trois heures d’oreiller et deux heures de table par journée, et vous m’en direz des nouvelles ! Ajoutez-y la pluie, souvent la neige, les côtes du Massif central, le vent, le froid ou l’extrême chaleur, et vous aboutirez à maintes réflexions qui aboutiront à cette question bien naturelle : « Combien ces gens-là gagnent-ils pour faire pareil métier !

La réponse sera courte : ils ne gagnent rien du tout.

Aucune marque de cycles ne les subventionne ; les frais de route sont à leur charge. Ils n’en recueillent rien si ce n’est la fierté de la performance accomplie.

À peine la guerre finie, on recommence, parmi ceux de la Fédération, à parler de diagonales ; et il faut croire que ces performances aussi magnifiques que désintéressées portaient en elles je ne sais quoi de fascinateur puisque, dans le cours d’une année, nous assistons à cinq ou six tentatives, sans compter celles qui ne nous sont pas connues sans doute parce qu’elles n’ont abouti qu’à un abandon pour cause d’ennuis mécaniques ou de fatigue extrême.

On a beaucoup, beaucoup dit et écrit pour et contre les diagonales. La thèse des détracteurs est celle-ci : en supposant que le cylotouriste Durand ou Dubois ait réellement couvert la distance qui sépare Dunkerque de la Bidassoa en soixante heures, sa performance est insignifiante auprès de celle d’un coureur de profession qui, même livré à ses seuls moyens et roulant contre la montre, arrivera une dizaine d’heures avant le cyclotouriste.

Et puis, ce dernier sera contrôlé. Nous serons sûrs que sa performance aura été régulière.

Pour le randonneur, nous devons lui faire confiance et accepter ses « temps » comme parole d’évangile.

Les moyens de contrôle en usage sont enfantins. Se faire contrôler par un postier auquel on remet une carte postale ou une dépêche donnant le lieu et l’heure du passage, n’empêche pas, entre ces deux « contrôles », de se faire entraîner par un camion, et même d’y prendre place. La fraude est tellement facile qu’elle enlève toute valeur à la performance.

Enfin, est-ce du cyclotourisme (puisque ce n’est pas de la compétition) que de foncer tête baissée, de Brest à Menton, les yeux fixés sur une montre ?

Pour toutes ces raisons, nous considérons les diagonales comme des manifestations d’amour-propre déplacé et parfois pour des chefs-d’œuvre de fraudes. Nous ne nous y intéressons pas.

À cela, les partisans diagonalistes ripostent : « C’est précisément parce que ces randonnées sont désintéressées qu’elles sont exemplaires. Et puis, quel intérêt le randonneur aurait-il à frauder puisque ce qu’il recherche est précisément la satisfaction de lui-même et la fierté de la tâche gratuitement accomplie ? Puisque les diagonales ne comportent ni salaire ni public, qui toucherait-on en proclamant des temps faux, des « moyennes » fausses ?

C’est méconnaître le cœur humain que d’en rayer la volupté de l’honneur, surtout dans le cas où la fraude agit comme un dissolvant du plaisir intérieur qu’on éprouve à afficher une prouesse qui, dans le cas présent, est axée sur l’aiguille d’un chronomètre, et à laquelle un coup de pouce donné à l’aiguille des minutes (plus encore : des heures) enlèverait toute vertu d’auto-ennoblissement athlétique du randonneur.

Quant à la comparaison avec les temps du coureur professionnel, elle peut se discuter, celui-ci n’étant jamais tout à fait dans les mêmes conditions physiques que l’amateur, n’ayant aucun bagage à transporter, connaissant l’attrait du gain, enfin ne s’aventurant presque jamais sur d’aussi longues distances « contre la montre » et ne concevant la route que dans le sillage, à la tête, ou dans la masse d’un peloton qui le ramène plus ou moins à la conception instinctive de l’effort collectif.

Quant à moi qui crois absolument à l’exactitude des temps annoncés par les Cointepas, Oudard, Grillot et combien d’autres, je crois que même à 25 à l’heure on a parfaitement la possibilité de « converser avec le paysage » et d’épouser l’âme diverse et changeante des sites traversés. Je trouve merveilleux que de jeunes hommes, qu’à peine quelques camarades encouragent au départ et qu’aucun n’attend à l’arrivée, essayent leurs muscles et leur souffle sur toute la traversée de la France en une seule étape, sans public, sans publicité, sans bénéfice autre que celui du contentement de soi et de l’euphorie qui en résulte.

« L’effort pour l’effort » est aussi défendable que l’art pour l’art, et j’applaudis à ces vaillants qui contribuent, par leurs performances magnifiques et vierges de profit, à la vogue sans cesse croissante du plus désintéressé de tous les sports : le cyclotourisme.

Henry de LA TOMBELLE.

Le Chasseur Français N°613 Avril 1947 Page 435