Quand j’étais gosse, ma grande joie était d’aller, avec mon
père, chasser les alouettes à la limite du Rhône et de l’Isère, là où depuis
s’est installé l’aérodrome de Bron. Vu mon jeune âge, je me contentais de tirer
la ficelle, laissant à mon père le soin de démolir les oiseaux, et, la séance
finie, je rapportais en triomphe les quelque cent cinquante à deux cents
cartouches vides qui jonchaient le sol autour de nous. Heureux temps, où deux
cents cartouches de 12, chargées pour alouettes avec du 9 et du 10, valaient
— tenez-vous bien ! — la somme de 28 francs.
J’ai retrouvé le miroir dans le fond d’un placard, et l’idée
m’est venue d’aller, quelque jour, le faire tourner en montagne, sur quelque
crête où les oiseaux de toute sorte pourraient le voir de loin. Et c’est ainsi
qu’un beau matin j’étais à nouveau en train de tirer la ficelle, à 2.400 mètres,
sur les arêtes de Willy, qui séparent la vallée de l’Arve de celle du Giffre.
Bien caché, par exemple, dans un abri de pierres sèches édifié par les bergers
de moutons, et où ils se réfugient en temps de pluie.
Le miroir ne tournait pas depuis plus de cinq minutes que je
vis arriver les crécerelles. Tous les rochers, toutes les parois des Alpes sont
peuplés de ces petits rapaces, perpétuellement en quête de mulots ou de petits
oiseaux. Et ils ne venaient pas seuls ou par paires, comme en plaine : il
y en avait des escadrilles, plantées en l’air à vingt mètres au-dessus du
miroir, en train de faire le « Saint-Esprit ». Mais, tout d’un coup,
aussi vite qu’ils étaient venus, mes visiteurs s’en allèrent.
Et je ne vis rien d’un bon moment. Soudain, les pierres
s’animèrent, comme d’un grouillement de souris. C’était un vol de petits
bruants des neiges, gris, noirs et blancs, qui arrivaient à pied en pépiant. À
ce moment, mon leurre était immobile. À la première traction sur la ficelle,
les oiseaux, qui s’étaient approchés à quelques mètres, eurent une frousse
épouvantable ; ils s’envolèrent tous ensemble, serrés comme les plombs
d’un coup de fusil, et plongèrent au-dessus de moi dans la pente, virant comme
au commandement à la façon d’un vol d’étourneaux. Pour eux, l’éclat et le
tournoiement du miroir n’avaient évoqué que des images redoutables.
Après leur passage, ce fut une paire de tichodromes
échelettes, grimpeurs de rochers aux ailes roses, cherchant des insectes dans
tous les trous et les fissures des pierres. Ceux-là, par exemple, étaient peu
émotifs. Ils n’eurent même pas un regard pour ma curieuse machine. L’un d’eux,
passant au-dessus de ma ficelle au moment où je la tirais, fut un instant
soulevé, comme le sont parfois les ablettes par le nylon d’une ligne à lancer,
mais s’en tira avec un faux pas et continua, tête basse, à fouiller les pierres
de son long bec. Courant comme un rat, il passa à moins de deux mètres du
miroir, sans y prêter la moindre attention.
À grand vacarme, les choucas arrivèrent. C’était pour eux
surtout que j’étais venu, et leur absence m’étonnait.
Bientôt il y eut là des corneilles de plusieurs variétés
différentes, à bec jaune, à bec blanc, à bec noir ; tout ce monde
tourbillonnait en croassant à qui mieux mieux, sans manifester la moindre peur.
Les oiseaux noirs arrivaient face au vent, en planant, rasant l’arête, vite
enlevés très haut dès qu’ils avaient dépassé le faîte par le vent ascendant qui
montait le long des pentes. Ils ne se gênaient pas pour piquer et attaquer, par
trois ou quatre à la fois, venant passer tout près du miroir et remontant pour
se précipiter encore. Pendant ce temps, les autres tournaient en boule comme
s’ils avaient fait le tour d’une vaste sphère d’air, dont le centre eût été
vide d’ailes noires. Il y en eut finalement une multitude. Et quelles
criailleries ! Leur nuage se voyait maintenant à fort grande distance, car
des parois rocheuses des Fiz et des Aiguilles Rouges, à plusieurs kilomètres de
là, je voyais arriver incessamment des renforts. Le vacarme fut tel que,
finalement, j’arrêtai le miroir. J’étais bien tranquille, tout le monde était
alerté et j’allais voir venir les gros rapaces.
De ce côté-là, j’eus une déception. Aucune des deux familles
d’aigles qui hantent ces pentes ne se montra. Il en fut de même des grands
ducs, qui, bien que nocturnes dans la zone des forêts et des pâturages, ne se
gênent nullement, dès l’automne, pour chasser en plein midi aux hautes
altitudes. Sans doute, de leurs aires ou de leurs crevasses de rochers, ces
seigneurs ne voyaient-ils pas mon poste. Peut-être aussi méprisaient-ils
l’agitation des corneilles, toujours en émoi pour la moindre chose. Le milan
noir, que j’ai souvent levé dans ces parages, ne vint pas non plus. Le nuage de
corneilles s’éloigna dans la direction du Buet, me laissant quelques isolés qui
se contentèrent de croiser à distance. Alors vinrent les buses, les énormes
buses de montagne, qui tournèrent pendant une heure à vingt mètres de haut,
pleines de prudence. Cela devint d’une véritable monotonie, ce carrousel lent
de trois gros oiseaux poussant par intervalles leurs cris perçants, se laissant
tour à tour déporter dans le vent, puis revenant face à la brise, les dernières
plumes des ailes séparées comme des doigts, vibrantes et comme arquées par le
poids du corps. Je me lassai le premier, le miroir s’arrêta et, attirant mon
sac, je me mis à déjeuner le plus prosaïquement du monde.
... Un coup de feu, loin, très loin sur l’arête. Une
compagnie de perdrix blanches arrive, sur un large front, puis serre et vient
se poser à cent mètres de moi. Voilà qui sera curieux. Si je les connais bien,
elles vont se cacher dans les crevasses et les fissures du rocher, parfois à
plusieurs mètres de profondeur, puis ressortiront au bout d’un moment, voyant
que tout est calme, et partiront en piétant dans ma direction. Vingt minutes
plus tard, comme je rebouche ma gourde, ma prédiction se réalise, et les deux
premières apparaissent en éclaireurs, debout, piquées sur l’arête, se découpant
en noir sur le ciel comme deux bouteilles dont leur cou et leur tête seraient
le goulot. Puis elles descendent dans un creux, et j’en profite pour faire
repartir le miroir, sans qu’elles le voient s’ébranler.
Tout d’un coup, c’est un véritable concert de beuglements.
La perdrix blanche — qui d’ailleurs n’est pas une perdrix, mais un tétras
— a été nommée par les naturalistes en chambre « lagopède muet »
(Lagopus mutus). C’est probablement en vertu de ce principe qu’elle
pousse un cri formidable, un « kra...a » sonore et profond, qui
ressemble à s’y méprendre au meuglement éloigné d’une vache ! La compagnie
a rallié, peu à peu elle couronne les blocs du voisinage, chaque oiseau debout,
tête haute, tel que l’on nous représente les pingouins polaires autour de leurs
glaçons. Les lagopèdes n’ont pas peur de cet objet tournant, qu’ils semblent
trouver irritant et ridicule plutôt que redoutable. Ils craignent l’oiseau de
proie, mais dans le ciel et non à terre ; ils redoutent la silhouette
verticale de l’homme, et celle, horizontale, du renard, mais cet engin qui
brille et tourne sans changer de place les intrigue, tout simplement. Tantôt
l’un, tantôt l’autre pousse son cri, parfois deux ou trois à la fois, puis ils
semblent se mettre d’accord pour beugler en chœur, se rassemblent sur un même
rocher et sautent en bas à la queue leu leu, de mon côté. Ils viennent ...
cela va être curieux ; et je continue à tirer ma ficelle avec tout l’art
dont je suis capable ...
Rien. Pourtant je suis sûr qu’ils sont là, à une vingtaine
de mètres à peine, de gros oiseaux de la taille de petits faisans. Toujours
rien. Et, tout à coup, je les entends à nouveau ... derrière moi cette
fois. Impossible ! Ils auraient donc passé à côté du miroir, qui leur
barrait le passage, à côté de moi, à me toucher, et je n’aurais rien vu !
Pourtant l’arête est étroite, deux mètres à peine, et la pente à droite et à
gauche est nue et bien en vue, parsemée seulement, de-ci de-là, de quelques
cailloux. Mais je connais ces oiseaux madrés, leur puissance prodigieuse de
mimétisme, leur faculté de se dissimuler, gris et noirs en été, gris et blancs
en automne, blancs de neige en hiver. Combien en ai-je tiré, à quelques pas de
moi, sur la roche nue, et sur lesquels je n’ai jamais pu remettre la
main ! Combien de fois, les ayant vus se poser et allant à la remise, sûr
à quelques mètres près de l’endroit où je devais les voir, ai-je marché
littéralement au milieu de la compagnie qui se levait, autour de moi, derrière
moi, à mes côtés, certaines bêtes sous mes souliers, plus près que le canon de
mon fusil.
Voulant en avoir le cœur net, je sors de mon abri de pierre.
Les perdrix s’envolent ... elles m’avaient donc bien dépassé. En quelques
pas, je suis près du miroir, assis sur le bloc où siégeaient les perdrix. Plus
personne. C’est donc bien la même compagnie. Je retourne tirer la ficelle,
mais, maintenant que je me suis montré, plus rien ne vient, que quelques
corneilles isolées. Je vais donc plier bagage. Mais quelque chose bouge à
terre ... Deux hermines en pelage marron et noir, qui sont tombées en
arrêt sur ma ficelle. Je ne bouge plus, le miroir s’arrête. Elles vont
l’inspecter, prudemment, puis reprennent le contrepied et suivent le fil dans
ma direction, tantôt courant l’une derrière l’autre, tantôt s’arrêtant, debout,
pour regarder à la ronde et repartir. Et, toujours suivant la ficelle, elles
arrivent à un mètre du rocher sous lequel je suis couché et s’immobilisent pour
me regarder. Côte à côte, debout, montrant leur ventre blanc, elles me
regardent sans peur, car, dans ces parages où ils ne sont jamais chassés, ces
animaux sont d’une audace incroyable. Je leur jette quelques peaux de
saucisson, qu’elles acceptent, nettoyant ensuite leur museau en le frottant de
leurs petites pattes. Je leur dois bien ça, car, sans moi, elles auraient
rattrapé les lagopèdes qu’elles suivaient à la trace et en auraient
probablement saigné un. Un petit saut, et elles sont parties.
Je songe, en pelotonnant ma ficelle, que je me suis amusé
bien plus que si j’avais, dès le début de la séance, démoli les premières
crécerelles ... et puis je n’aurai pas à nettoyer mon fusil ce soir.
Pierre MÉLON.
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