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« Sidi Dhib », le chacal

Le vrai peut, quelquefois, n’être pas vraisemblable.

ETTE histoire, chasseurs mes amis, vous vient du vrai Midi de la France, c’est-à-dire de notre belle Algérie, moins gueuse et tout aussi parfumée que la lumineuse Provence ...

C’était, il y a trente ans, sur les monts de Tlemcen, à cinq kilomètres de Sabra, que les Français appellent Turenne, une plaine étirée entre deux montagnes : Menakher. C’est là que s’est passée l’histoire que je vais vous conter et qui est aussi vraie que les bénédictions d’Allah sur ses fidèles croyants. Or donc, un soir d’entre les soirs de l’éternelle nature, le petit Hassane, qui gardait les chèvres, revint près des gourbis pleurant toutes les larmes de son corps. Il pleurait parce que le chacal lui avait tué une chèvre et parce que Ba-Blal commencerait, avant toute explication, par lui administrer une belle volée.

C’est ce que qui fut, et le petit Hassane, crachant, mouchant, soufflant, lui conta que « SidiDhib » avait égorgé comme par hasard la plus belle chèvre du troupeau. Faut-il vous dire qu’un coup de trique supplémentaire fit rentrer les fesses de Hassane quand il eut fini son histoire ?

Mais, avant d’aller plus loin, je veux vous présenter le héros de cette aventure, c’est-à-dire Ba-Blal.

Ba-Blal était un nègre, un vieux nègre, un très vieux nègre, qu’une servitude de trois quarts de siècle avait ratatiné, rabougri, tassé, voûté, mais qui conservait, malgré son grand âge (Allah seul pouvait dire combien d’hivers avaient neigé sur cette tête blanche), une activité incroyable. Trop faible pour s’occuper de travaux manuels, il surveillait tout, voyait tout et savait mille choses acquises au cours d’une longue vie, toute passée dans le bled.

Or Ba-Blal n’était pas homme à accepter que le chacal, pour qui Allah, dans sa clémence et sa miséricorde, a peuplé les monts et la plaine de lièvres, de lapins et de perdrix, s’en vînt tout bonnement tuer ses chèvres.

Le chacal condamné devait être exécuté, c’est-à-dire pris au piège, la poudre étant une denrée trop rare pour être gaspillée sur ce sale voleur.

Notre premier travail, ce soir-là, fut d’aller accrocher la chèvre morte à la maîtresse branche d’un vieux chêne, afin d’éviter qu’elle ne fût dévorée pendant la nuit.

Le lendemain après midi, alors que le soleil était bien haut, nous nous rendîmes sur les lieux et procédâmes à l’installation du piège. La chèvre morte couvrit les frais de l’appât. Et, juchés sur le chêne, sur lequel j’avais hissé le nègre, nous attendîmes ...

À peine la forêt venait-elle de s’endormir au reflet triomphal des crépuscules de chez nous, que Sidi Dhib parut à deux mètres de l’appât, circonspect comme lui seul sait l’être, toujours inquiet, les sens en éveil, sans jamais une défaillance du nez, de l’œil ou de l’oreille. Je ne vous dirai pas les allées et venues interminables qui l’amenèrent finalement à portée du piège. Il en fit le tour, tâtant le sol à chaque foulée, puis, ayant trouvé un peu molle la terre qui recouvrait la chaîne du piège, il se mit à gratter, tira la chaîne à lui, fit sauter le piège, prit l’appât et disparut avant que j’aie eu le temps d’épauler ... Devant ma consternation, Ba-Blal me dit :

— Ça, c’est un malin, mais nous l’aurons demain. Le lendemain, la cérémonie nous prit du temps. Autour du piège amorcé, nous en plaçâmes quatre autres — toute notre fortune, — et, le sol bien égalisé, nous reprîmes notre faction sur le chêne.

L’incroyable, c’est que Sidi Dhib vint comme la veille, comme la veille il huma, flaira, tâta, fit de grands détours, déclencha tous les pièges, prit l’appât et s’en alla, me laissant plus éberlué que jamais. Furieux, je regagnai les gourbis avec un nègre soucieux qui, pour me consoler, me dit :

— Demain, tu gaspilleras une cartouche !

Le lendemain, levé de bonne heure, je m’apprêtais à faire un tour de chasse et regardais Ba-Blal donner les ordres aux bergers, lorsqu’un chien qui venait de « ramasser » un taon se mit à tourner dans tous les sens, pour atterrir finalement des quatre fers au beau milieu du hanoun. Ba-Blal, qui observait la chose, me dit :

— Vois-tu, si nous pouvions lâcher une demi-douzaine de taons dans la gueule du chacal, je suis sûr qu’on le prendrait au piège :

Je souris, pensant au grain de sel ...

Je ne revis Ba-Blal que tard dans l’après midi. Il m’attendait. Je pris mon fusil et lui ses pièges ...

— Ah ! non, dis-je, ce soir, c’est mon tour !

— Oui, oui, mais laisse-moi faire, et je crois que nous allons rire.

Je le suivis, intrigué. Arrivés au même endroit que les jours précédents, je l’aidai à placer ses pièges, sans appât, rien ... Puis, quand tout fut en ordre, il sortit de sa « zaaboula » une coquille d’escargot et la plaça sur le sentier. Plus intrigué que jamais, je lui demandai ce que cela signifiait. Il me répondit par un proverbe :

— Allah est avec les patients !

Cinq minutes plus tard, nous étions juchés sur le chêne, et je vous jure que je n’avais pas assez de mes deux yeux pour repérer l’endroit où devait se trouver la fameuse coquille !

Comme la veille, comme l’avant-veille, le chacal vint, et je vis immédiatement qu’il était prodigieusement intéressé, intrigué, hypnotisé par la fameuse coquille ... J’en perdais le souffle ! Pour les trois acteurs de ce drame, cette damnée coquille devenait le centre de la terre ...

À vingt centimètres de la coquille, Sidi Dhib resta immobile pendant un temps qui sembla durer plus que toutes les éternités, puis délicatement, tel un petit chat qui s’amuse, il avança une patte et fit rouler la coquille une fois, deux fois, trois fois, puis, rageur et comme s’il perdait toute patience, il lui porta un coup de dents ... Alors, sous mes yeux, se renouvela la scène du matin ; mais cette fois c’était le chacal et non le chien qui tournait en rond, et le jeu dura tant qu’il finit par mettre les deux pattes de devant dans un piège. Le temps que je mis à dégringoler du chêne et à bondir sur le chacal fut plus rapide que l’éclair. Ba-Blal riait de toutes ses dents absentes ...

— Maintenant, dit-il, tu peux l’achever.

Que pouvais-je faire d’autre ?

Et, sur le chemin du retour, le vieux nègre conta à l’enfant que j’étais comment il avait rempli de taons et bouché avec de la graisse de mouton une coquille d’escargot préalablement perforée, le vrombissement des bestioles qui ne manquèrent pas d’intriguer le chacal, leur libération, et la mort de Sidi Dhib, à qui sa curiosité fut fatale.

Mohammed EL MESSAOUDI.

Le Chasseur Français N°614 Juin 1947 Page 476