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La vie de l’anguille

Le mystère du cycle vital de l’anguille n’a été élucidé qu’en 1920, par la découverte, par le savant danois Johannis Schmidt, dans la mer des Sargasses, au large des Antilles, du lieu de ponte de toutes les anguilles d’Europe et d’Afrique du Nord.

Encore reste-t-il quelques points mystérieux que les savants cherchent à élucider. C’est ainsi que les anguilles restent longtemps hermaphrodites. Leur sexe n’est déterminé ni à leur naissance, ni pendant leur vie en eau douce, et ne commence à se différencier que lors de la migration vers la mer. Il semble que le milieu ait une forte influence pour incliner les anguilles vers l’un ou l’autre sexe. D’autre part, ce n’est qu’en 1937, à l’Institut océanographique de Paris, que le professeur Fontaine est arrivé, en injectant de l’urine de femme enceinte à deux anguilles mâles, à observer, pour la première et seule fois à ce jour, des anguilles au moment de l’acte sexuel et émettant du sperme. Les femelles, jusqu’à présent, se sont montrées insensibles à l’action des hormones et n’ont jamais pu être observées dans cet état.

Ce fait que, seul de tous les poissons d’eau douce, il n’a jamais été trouvé d’œufs ou de sperme chez les anguilles a donné lieu à de nombreuses légendes. Aristote affirmait que l’anguille naît du limon de la terre ; Pline avait déjà observé que l’anguille descendait chaque année à la mer, et prétendait qu’elle se frottait aux rochers et que, des lambeaux de peau détachés, naissaient de nouvelles anguilles, par bouture en quelque sorte. De semblables légendes courent encore de nos jours dans les campagnes.

Voici donc les faits actuellement acquis sur la biologie de l’anguille :

— Elle habite toutes nos eaux douces et saumâtres d’Europe et d’Afrique du Nord. (Les anguilles d’Amérique, d’Asie, de Madagascar, etc., sont des espèces différentes de notre anguilla vulgaris.)

— Elle est de mœurs surtout nocturnes, et les pêcheurs savent bien qu’on la capture de nuit, à la nasse, à la bosselle ou au cordeau appâté de jeunes poissons ou de gros vers.

— À l’automne, surtout en octobre et novembre, les anguilles descendent en masse, par les nuits sans lune, dans les rivières en crue. C’est le phénomène de l’avalaison, bien connu des pêcheurs, qui tendent alors des verveux spéciaux à ailes sur les coursiers des barrages ou en travers des rivières ; ce mode de pêche nécessite d’ailleurs une autorisation préfectorale que l’Administration, soucieuse de faire récupérer le plus possible de ces poissons, perdus ensuite pour l’économie nationale, accorde très facilement.

L’anguille à l’avalaison prend une livrée argentée, ses yeux grossissent, et cette livrée de noce la fait surnommer anguille argentée.

L’anguille d’avalaison est très nettement lucifuge et n’émigre que pendant les nuits obscures. Des expériences faites sur une rivière barrée par une écluse munie d’une nasse, par nuit sans lune, ont montré que les captures varient dans la proportion de 1 à 50, selon qu’on projette ou non un faisceau lumineux dans le cours d’eau.

En mer, il est très rare d’en capturer, et il a fallu les patientes recherches de Johannis Schmidt et d’autres savants pour déterminer le lieu de ponte, en repérant le trajet suivi par les larves d’anguilles revenant en sens inverse vers les eaux continentales.

La ponte, dans la mer des Sargasses, se fait à environ 300 mètres de profondeur, au-dessus de fonds de 4 à 5.000 mètres, au début du printemps, parmi les algues amenées par les courants marins. Les anguilles n’ont jamais été vues revenant de la mer des Sargasses. Elles doivent mourir sur place. Les œufs, petits, flottent, et de petites larves d’anguilles éclosent rapidement sous forme d’un curieux petit animal de 15 millimètres de longueur, et dont la taille grandira progressivement jusqu’à 5 centimètres, non point cylindrique comme l’anguille, mais aplati et semblable à une feuille de saule.

Ces petites larves flottantes nagent un peu, mais sont surtout portées par les courants marins, et notamment le Gulf Stream, vers l’Europe, où elles parviennent au cours du troisième été.

On peut donc dire qu’en avril 1947 il existe à la fois des leptocéphales nés en mars 1947 et se trouvant encore dans la mer des Sargasses ; d’autres nés en mars 1946 et quelque part dans le milieu de l’Atlantique ; d’autres enfin nés en mars 1945 et proches de nos côtes.

Mais alors, au cours du troisième été, ils se métamorphosent en petites anguilles, dites civelles ou pibales, et ce curieux phénomène transformant ces petites bêtes aplaties en animal cylindrique et allongé, semblable à l’adulte, a été très étudié des biologistes.

C’est donc sous la forme de pibale ou civelle que, venant du sud-ouest et avançant lentement, la petite anguille aborde l’embouchure de nos cours d’eau : en novembre et décembre dans le golfe de Gascogne, en janvier en Bretagne, en février dans la Manche, en mars dans la mer du Nord et en avril-mai seulement dans la Baltique. Ce phénomène de la montée de l’anguille est bien connu des pêcheurs. La nuit surtout, les civelles forment un cordon ininterrompu le long des berges. Il est facile alors de les capturer en masse avec un tamis.

La civelle est un mets fort recherché des Espagnols, qu’ils appellent angoula et qu’ils viennent chercher en France, à des prix très élevés.

La civelle est également capturée alors pour le repeuplement de certains lacs et étangs isolés, où l’anguille ne peut parvenir. C’est aux ponts de Cé, sur la Loire, qu’il existe une station de capture où les amateurs peuvent s’adresser pour réempoissonnement de leurs eaux. Le transport à sec de la civelle est en effet très facile.

Les civelles alors se répartissent, les unes dans nos eaux saumâtres, les autres remontant très haut nos rivières. Elles y vivent entre cinq et dix ans, car leur croissance n’est pas très rapide, avant de redescendre à la mer.

Un dernier détail : il est connu depuis assez longtemps que le sang d’anguille est un toxique. Le contact de ce sang sur une peau saine n’a pas d’influence, mais, sur les écorchures, il se produit une suppuration, et parfois un œdème. Des recherches récentes faites sur le sang d’anguille, il résulte qu’on a pu déceler à la fois une action toxique sur le système nerveux (une injection de 2 centimètres cubes de sang d’anguille à un lapin le tue en quelques minutes après de violentes convulsions) et une action destructrice des cellules, surtout des globules rouges et des tissus du rein.

Mais, en revanche, des travaux récents ont montré que le sérum d’anguille neutralise le venin de la vipère. C’est cette propriété toxique du sang de l’anguille qui explique sa grande résistance aux maladies qui ravagent nos cours d’eau.

En tout cas, pêcheurs, attention ; ne saignez pas d’anguille si vous avez des écorchures à la main.

DE LAPRADE.

Le Chasseur Français N°614 Juin 1947 Page 482