Des lecteurs m’ayant demandé quelques précisions au sujet
des « diagonales » dont j’ai parlé dans mon dernier article, je suis
aujourd’hui en mesure de leur en donner, car ces sortes de randonnées, si elles
ne sont pas officiellement contrôlées (et n’ont pas à l’être), constituent
cependant déjà une liste imposante de performances classées, de grands exemples
de vaillance auxquels beaucoup de cyclotouristes, déjà, donnent le nom de
records, bien qu’aucune homologation n’en soit possible, puisqu’elles ne comportent
pas de chronométreurs, mais seulement des contrôleurs bénévoles, chargés de
timbrer une feuille de route. D’ailleurs, la relative « modestie »
des moyennes horaires prouve leur sincérité. Le randonneur, sportif pur et
désintéressé, n’éprouve aucun plaisir à frauder. Qu’y gagnerait-il, puisqu’il
est isolé ou entouré de camarades de passage, qu’il est moralement tenu de
confirmer sa performance dans les concours ou brevets auxquels il participera
dans la suite, qu’il n’a aucun adversaire à battre, et que, finalement, on
parle assez peu de lui, si ce n’est pour tâcher d’améliorer ou d’égaler son
temps ? Je crois donc pouvoir affirmer que les performances dont je vais
donner la liste sont absolument sincères.
Brest-Menton (par Nantes, 1.500 kilomètres) fut accompli en
1930 par le tandem Grillot-Coiffier en cent vingt et une heures, ce qui ne
donne qu’une moyenne de l2km,400 à l’heure (tous arrêts compris, bien
entendu). Ce n’était qu’un essai, un début, car, cinq ans plus tard, le même
trajet (à 100 kilomètres près) est couvert par Cointepas en
quatre-vingt-quatre heures. La moyenne horaire saute donc de 12 à 16km,500.
Elle passe même à 18 kilomètres à l’heure en 1936, avec le tandem
Oudard-Deborne, puis avec Baucher ; et à 19km,230, en septembre
1946, avec Chétiveaux.
Nous voici déjà en présence d’un résultat magnifique, et je
vous laisse imaginer à quelle allure il faut marcher (et en traversant tout le
massif Central !) pour rouler à cette vitesse sur 1.400 kilomètres en
prenant le temps, trois jours de suite, de s’alimenter, se délasser et dormir.
Sur le trajet Brest-Strasbourg, qui n’est que de 1.050
kilomètres, nous observons, chose curieuse, des moyennes beaucoup plus faibles
(12 et 15 kilomètres), sans doute parce.que les conditions atmosphériques
étaient détestables.
C’est certainement pour cette même cause que notre fameux
Cointepas, qui avait réalisé 16km,500 sur les 1.500 kilomètres de
Brest-Menton, ne réalise que 13km,750 sur Brest-Perpignan, alors que
Bion battra son temps de dix-neuf heures sur le même parcours.
Une des diagonales les plus sensationnelles fut celle d’une
jeune fille de vingt ans, Régina Gambier, qui, suivie ou contrôlée de bout en
bout, relia Dunkerque à Hendaye (1.100 kilomètres) en soixante-cinq heures, à
une moyenne frôlant le 17 (septembre 1931).
Fonteny et Chétiveaux trouvèrent le moyen de pulvériser ce
magnifique record féminin en couvrant la même distance et sur le même parcours
à 19km,640 et 20km,120 de moyenne.
Depuis ce temps, à part le splendide Strasbourg-Perpignan de
Cointepas à 19km,580 (août 1933), nous ne voyons plus que des
moyennes faibles, si l’on excepte un Hendaye-Menton (920 kilomètres seulement)
de Fourmy en cinquante-deux heures. Mais ce trajet est relativement facile et
court.
* * *
Je m’excuse d’une aussi longue énumération de performances
que peu d’adeptes du grand tourisme sont disposés à tenter d’égaler. Elles ont
cependant leur utilité, d’abord à titre d’exemple d’ordre moral, ensuite comme
point de comparaison.
Il ne s’agit nullement de records professionnels. Les
diagonales ne comportent ni classement, ni prix, ni même indemnités de route.
Elles donnent à ceux qui les réussissent bien peu de gloire. Mais elles leur
donnent des satisfactions d’amour-propre d’abord. Rayer l’amour-propre de la
pratique du cyclisme, comme l’a commandé un vieil original dont on a fait une
idole et même un dieu, ne peut même pas se défendre ; et je demande en
quoi, sur cette terre, en quoi et à quoi l’homme peut réussir s’il met au point
mort le levier de l’amour-propre ?
Ce n’est pas tout. Les diagonalistes, en s’attaquant au
temps et à la distance, « prennent leur mesure sportive », comme, et
à l’opposé, un fiévreux prend sa température. Nous pouvons tous les imiter dans
le cadre de nos moyens physiques, par exemple sur 200 ou 100 kilomètres que
nous nous efforcerons d’abattre à 18 ou à 20 de moyenne.
Négliger totalement le chronomètre, c’est se laisser aller
au style de promenade, d’où l’on a vite fait de tomber au train d’enterrement.
C’est en cherchant toujours à se dépasser un peu que l’homme
se maintient, car nous ne sommes pas de simples moteurs qu’il ne faut pas
pousser par crainte d’usure. Nous n’avons pas un régime de marche établi.
L’usure ? Elle nous vient de la fatigue excessive et aussi du repos trop
prolongé. Se trop dépenser est nuisible. Se trop ménager l’est aussi. Créé pour
le travail et l’effort, l’homme a besoin du repos qui suit la fatigue, et de
celui-là seulement.
Et, puisque, aujourd’hui, le mot d’euphorie est à la mode,
laissez-moi vous dire que j’envie celle d’un Cointepas, d’un Oudard, d’un
Chétiveaux ou d’une Régina Gambier quand, leur tâche gratuite accomplie, ils
goûtent la prodigieuse volupté, vieille comme le monde, qui est celle du repos
mérité.
Henry DE LA TOMBELLE.
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