Au début du siècle, Voss, navigateur canadien, connut la
célébrité au même titre que Slocum et Alain Gerbault. Il ne navigua
qu’exceptionnellement en solitaire, mais il connut une vie fertile en aventures
à bord de ses petits bateaux, et ses navigations transocéaniques eurent un
grand retentissement à l’époque dans le monde maritime. Le récit de ses
croisières vient d’être traduit de l’anglais, et la lecture en est
passionnante.
Voss entreprend son premier voyage avec deux amis à bord
d’un sloop de 10 tonneaux, Xora, qui mesure 10m,65 de
long et qui est pourvu d’une lourde dérive en bois. Direction : l’île des
Cocos, où un de ses amis, Haffner, prétend retrouver le fabuleux trésor des
flibustiers, qu’on évalue à 50 tonnes d’or. Voss, qui n’a jamais connu la richesse,
fait des rêves mirifiques ... sans toutefois perdre son cap. Il étudie Xora
sous différentes allures, et, après bien des tâtonnements, il obtient une
sécurité parfaite par grosse mer, grâce à son ancre flottante. Arrivé à l’île
des Cocos, il veut s’amarrer à un arbre, sur les conseils du gouverneur, et il
crève sa coque sur un caillou. Il répare, mais le fameux trésor reste
introuvable. Enfin, après de multiples péripéties, il rejoint la côte
péruvienne à Callao. Xora a parcouru 7.000 milles. L’expérience
confirme Voss dans cette opinion qu’un petit bateau offre autant de sécurité
qu’un gros navire. Et, en 1901, c’est la grande aventure avec Tilikum.
Un journaliste canadien, M. Luxton, lui propose
d’entreprendre un voyage transocéanique à bord d’un bateau plus petit que le Spray
de Slocum. Voss accepte et il achète, dans un village indien de Vancouver, une
belle pirogue de guerre creusée dans un tronc de cèdre rouge. Il la consolide
par des membrures, construit une cabine, un cockpit et un pont. Les trois mâts
portent quatre voiles et l’embarcation mesure une longueur totale de 11m,58
et une largeur de 1m,67. Il embarque un lest intérieur, trois mois
de vivres, des instruments nautiques, des armes et des munitions, et, le 6 juillet,
il met le cap sur l’océan Pacifique : 4.000 milles à parcourir avant
de revoir la terre ! Luxton, qui ignore tout de la navigation, fait
consciencieusement son apprentissage, mais, un jour de gros temps, il refuse de
faire une manœuvre pour prendre la cape et s’obstine à vouloir fuir vent
arrière. Voss lui explique alors posément — retenons bien ses observations
— le danger d’être capelé sur l’arrière par une lame déferlante.
On est souvent tenté de garder trop longtemps l’allure de
fuite. Dès que la crête des lames devient menaçante, il faut placer le navire
en position de sécurité avant que les lames ne soient trop grosses. La marche
du bateau provoque un effet de succion qui aspire l’arrière, succion qui croît
à mesure que la vitesse augmente. Quand l’arrière est retenu par cette succion,
la lame risque de briser dessus et d’envoyer le bateau par le fond. Si la lame
passe sous le bâtiment, l’avant s’enfoncera, l’arrière se soulagera et le
gouvernail n’aura plus d’action. Le bateau risque alors de se mettre en travers
et de chavirer. L’essentiel est que le bateau soit sans erre (c’est-à-dire sans
vitesse) pour éviter cet effet de succion. Il faut donc prendre la cape et
mouiller l’ancre flottante. La brigandine triangulaire hissée et bordée en son
milieu, le bateau se tient à deux quarts et demi du vent.
Tilikum se comporte alors magnifiquement. Le pont, à
l’exception de l’extrême avant, se tient complètement sec, malgré la violence
de la mer, et les deux navigateurs fument tranquillement leur pipe dans la
cabine.
Fin juillet, c’est le « pot au noir ». Enfin ils
retrouvent l’alizé et font route sur l’île de Penrhyn, à une allure de 150 à
170 milles par vingt-quatre heures, avec un record de 177 milles.
Après cinquante-huit jours de mer, ils découvrent l’île droit devant. Plus
tard, aux Fidji, Luxton abandonne Tilikum et prend le paquebot pour
Sydney. Voss le remplace par un excellent marin, mais celui-ci est victime de
sa négligence. Il ne s’amarre pas en prenant le quart, bien que Voss le lui eût
recommandé, et, par une nuit de gros temps, une lame déferlante l’emporte
par-dessus bord. Impossible de le retrouver dans l’obscurité et par une telle
mer. Le compas et l’habitacle ont été emportés par la lame. Voss est seul en
mer sans compas. Il se dirige vers l’Australie. C’est alors une série de
mauvais jours. Gros temps ; un mât est cassé ; abordage évité de
justesse avec un vapeur ; terrible orage avec un phénomène étrange :
des trombes se forment et se déforment autour de Tilikum. Avec les
balles de sa carabine, Voss réussit à en rompre quelques-unes ... Enfin, à
l’horizon, le feu de Sydney.
Voss, en Australie, expose Tilikum et fait recette, car
il lui faut de l’argent pour continuer son voyage. Mais, à Melbourne, Tilikum
est tiré au sec à l’aide d’un treuil et le croc casse ; voilà le bateau en
miettes sur le sol. Procès que Voss gagne, à la grande joie des Australiens.
L’épave est remise en état, et Tilikum, plus solide que jamais, reprend
le large vers la Nouvelle-Zélande, l’Afrique du Sud, Sainte-Hélène ...
pour aborder enfin la côte sud-américaine trois ans exactement après son départ
de Victoria. Voss a traversé trois océans et exécuté son contrat avec Luxton.
Il repart pour les Açores, pour terminer à Londres, où Tilikum va goûter
un repos bien gagné.
Quelques années passent, et nous retrouvons Voss à Yokohama.
Il est capitaine à bord d’un chasseur de phoques, mais un traité international
vient d’interdire cette chasse. Désœuvré, il accepte l’invitation de deux
jeunes gens et ils entreprennent une croisière hauturière sur un petit yawl de
type « sea-bird » de 7m,80 de long. Le bateau, qui a nom Sea-Queen,
sort flambant neuf du chantier. En juillet 1912, Sea-Queen prend le
large. Comme Xora, comme Tilikum, il se comporte magnifiquement
sur l’ancre flottante. Voss se livre à des expériences sur le filage de
l’huile. Une seule goutte d’huile de poisson calme la crête d’un brisant. Mais
l’ancre flottante et le tap-cul suffisent à maintenir Sea-Queen dérivant
debout au vent. Et c’est alors que survient la plus extraordinaire aventure de
mer que connut Voss. Un typhon s’abat sur le bateau, qui perd son ancre
flottante. Sea-Queen tombe alors en travers et est chaviré la quille en
l’air. Voss est dans l’eau et ses deux compagnons enfermés dans la cabine. Voss
considère que sa dernière heure est certainement venue. Il essaie de se hisser
sur la coque au moment où une grosse lame frappe la quille et redresse
miraculeusement le bateau. Le capot s’ouvre et ses deux équipiers en
jaillissent comme des diables. Une lame brise le gui ; un des équipiers
est enlevé par deux fois par-dessus bord, mais il est amarré à un filin et on
le repêche. Ils s’enferment tous trois dans la cabine. Enfin, c’est le calme
subit : le bateau est dans le centre du typhon. On répare avec des mâts de
fortune, et, après de multiples aventures, on revient à Yokohama, où on sable
le Champagne pour fêter le retour de Sea-Queen.
Et Voss termine-son livre par un appendice où il nous donne
de précieux enseignements sur les lames brisantes, la fuite, la cape, la
dérive, le filage de l’huile et les manœuvres de mauvais temps.
Ce que devint Voss ? En 1922, ce coureur des mers était
trouvé mort dans son ranch de Californie. Il avait soixante-trois ans. Une
crise cardiaque avait terrassé ce robuste et intrépide marin qui avait échappé
aux tempêtes océanes, aux récifs cachés dans la mer de corail, aux typhons et
aux tornades du Pacifique, et à tous les dangers des îles et des mers
lointaines.
A. PIERRE.
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