Gonflées par les dernières pluies, les lourdes
grappes, cachées sous les feuilles où déjà se mariaient les verts, les jaunes
et les rouges, achevaient de mûrir sous les généreux rayons d’une matinée de
fin septembre. Quelques lourds attelages éventraient la terre brune. Libre pour
quelques jours encore, je poursuivais une compagnie de rouges ; une
douzaine de beaux oiseaux n’ayant à l’aile qu’une plume de jeune ...
Insaisissables, les fugitifs se posaient aux remises, et,
lorsque j’arrivais à l’endroit précis où je comptais faire parler la poudre, je
les apercevais, s’en allant, fiers, le col droit, en une impeccable colonne par
un, sans aucune crainte. Dès qu’ils me jugeaient sur le point de devenir
bruyant, voire dangereux ... frrrt ... envol général ...
Vainement, j’usai de tous les vieux procédés de la stratégie cynégétique :
haltes pour dissiper leur frousse, essai de les prendre à revers, charges
endiablées vers le ravin qui les avait absorbés ... Peine perdue. Toujours
hors de portée.
Des jarrets de fer, un souffle inépuisable animaient alors
mon amour excessif de la chasse. Plein de ténacité et d’espoir, je continuai la
poursuite. Vers onze heures, fatigués, excédés de tant d’insistance, les
oiseaux consentirent enfin à se disperser dans une côte. Ah ! mes amis,
quel coin idéal. D’étroits et profonds ravins garnis de quelques touffes de
buissons. On arrive sur le bord et ... et deux fois de suite j’expédiai la
grenaille dans le vide. Le fusil, claquant des mâchoires, venait à peine
d’absorber sa double ration de 8 qu’un nouvel oiseau s’élevait à dix pas avec
fracas. Tonnerre dans son roux éventail ... geyser sur les marnes. Trop
bas ! ... Laissons-le filer. Quarante pas. Coup du gauche ...
Manqué encore ! ... Mais non, le voilà qui monte, monte ...
Regardons bien, car il va tomber raide mort ... L’ascension
continue ... Soudain, vrai fil à plomb, il percute presque sur la tête
d’un homme occupé à couper du bois et qui, hache baissée, ne perd rien de la
scène .... À vos pieds, père Étienne ...
Le père Étienne m’apparaît encore aujourd’hui tel qu’il
était alors, tel qu’il fut toujours, vêtu d’un inusable costume de velours
côtelé déteint. Sous un feutre sans âge, aux bords raides de crasse, deux yeux
gris, pleins de jeunesse et de malice, luisaient. Quel âge avait-il ?
Soixante ou peut-être soixante-dix ans. Aucune famille. Ni Dieu, ni
maître ... Dans sa vieille bicoque, tout était réduit au minimum :
une table, une assiette, un couvert, un verre « culotté », une chaise
et une paillasse. De temps à autre, pour avoir quelque argent de poche, le père
Étienne allait à la journée. Pas chez n’importe qui. Il aimait choisir patron
et ouvrage. Un bout de jardin, braconnage de gibier et poisson suffisaient à sa
vie rustique. Pour s’emparer du poil, de la plume ou des écailles, il avait
maints tours en son sac, le brigand ! ... Depuis quelque dix ans, il
s’en est allé dans un monde meilleur, et je parie que le brave saint Pierre,
s’il était de service ce jour-là, a été roulé ! ... Mais revenons à
notre perdreau.
Dick, tirant une langue d’une aune, sur mes talons, me voilà
franchissant les deux ou trois cents mètres qui me séparaient du bûcheron.
Celui-ci, juché sur la tête d’un frêne, à coups redoublés abattait les
branches ; une verte avalanche s’amoncelait au bord de la prairie. Sans
lever la tête à mon approche, l’homme, avec des « han » énergiques,
continuait sa tâche.
— Bonjour, père Étienne, ça va ?
— Bonjour, petit ... Euh, je me fais vieux, je me
fais vieux ! ... Alors, le sac est plein ?
— Rien. J’ai tout manqué. Il a fallu un plomb perdu
pour tuer celui qui est tombé ici, presque sur votre tête. Où est-il ?
Une profonde stupéfaction transforme soudain le visage tanné
par la vie au grand air :
— Mais j’ai rien vu tomber, rien de rien ... Je
« fagotais » lorsque tu as tiré. Peut-être bien qu’il n’était pas touché.
Ah ! je me souviens d’en avoir vu un (lâchant la hache, il étend les deux
bras en vol plané) qui tournait au bout du pré. Ce devait être le tien.
Sûrement il-est allé se poser dans la touffe de buissons blancs, au bas du
coteau. Là il tiendra. Tu n’as qu’à arriver près du gros chêne.
— Un perdreau qui pointe tombe raide. Vous le savez. Je
l’ai vu descendre entre le peuplier et les fagots, j’en suis sûr.
— Cherche-le, mon gars, cherche-le. Il pourrait être
resté accroché aux branches.
Et son regard monte jusqu’à l’extrême pointe d’un
interminable peuplier d’Italie ponctué par les taches sombres des nids de pie.
Tout de même, il n’ose pas me dire « va un peu voir là-haut ». Pour
montrer qu’il m’a donné gratuitement de sages conseils et que la conversation
est terminée, le roublard reprend son travail. Ah ! brigand de père
Étienne ! ...
Une rage intérieure gronde en moi. Je me consolerais
aisément de la perte du gibier, mais être ainsi roulé ! ... Certainement
il a cueilli l’oiseau, mais où diable l’a-t-il mis ? Les poches de son
pantalon manquent d’obésité et sa chemise ouverte ne recèle rien. Sûrement, le
bec rouge est avec lui sur la tête bossue du frêne ...
Je fais semblant de chercher en battant les moindres
buissons. En réalité, seul mon cerveau cherche. Dick, désabusé, me suit sans
conviction, par devoir. Mais le voici qui hume l’air à petits coups. Il file
droit vers la haie et s’immobilise, patte levée. En quelques enjambées, je le
rejoins. Là, au pied du frêne, devant la grande veste de velours, arrêt de roc.
— Père Étienne, descendez vite m’aider, il est
là ... Sans se hâter, le bûcheron s’approche. Vite je prends le vêtement,
comptant apercevoir la victime dans la poche intérieure. Sur le gazon, couché
sur le dos, le gallinacé paraît, pattes raidies implorant le ciel.
— Ah ! par exemple, s’exclame le père Étienne,
jouant la plus grande surprise, il était bien malade pour venir se cacher là.
— Je vous crois, si malade qu’il a pris la veste pour
mourir ...
A. ROCHE.
|