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Le feu sacré

Janvier. Sept heures du matin. Le jour commence à peine à poindre dans un halo rosé du côté du levant. Le temps est merveilleusement clair, et il fait un froid sec, rendu plus cinglant par une bise piquante accourue du nord. Le sol gelé craque sous les pas.

B ..., laitier de son état, ayant arrêté son cheval, frappe chez son ami J ... L’épouse de celui-ci lui ouvre, et, avec lui, dans la cuisine bien chauffée, entre une bouffée d’air vif.

Musse, le petit cocker, lui fait fête.

— Où est J ... ?

— Dans son lit, avec un rhume à son point culminant et la fièvre.

B ... entre dans la chambre. J ... tourne vers lui un nez rouge d’être mouché et des yeux larmoyants.

— Bonjour, vieux. Alors !

— Va pas.

— Tu choisis bien, le marais est plein de canards ... surtout des gros, ceux que tu aimes, il en passe sans arrêt, et ils se mettent.

— N ... de D ..., je le sais bien !

— Comment cela ?

— Je n’ai pas besoin de les voir, je les sens depuis cette nuit.

— Dommage.

— Peut-être !

— Soigne-toi bien, et à demain ; mais demain ...

— Je sais aussi ...

Et B ... retourne dans le vent glacé, le « p’tit vent d’bise », comme nous l’appelons en Saintonge, continuer sa tournée.

J ... se trémousse dans son lit, appelle sa femme, infirmière dévouée pour le moment.

— Mes ventouses ?

— Bien noires.

— La fièvre ?

— Près de 39.

— Il est 7 heures. Maintenant un grog, et un vrai ! À la demie, ventouses. À 8 heures, grog ; à 8 h. 30, ventouses, et ainsi de suite ; voilà le programme pour ce matin. Ce tantôt ... nous verrons.

Et ainsi passa la matinée, ventouses et grogs alternant à une cadence sans précédent.

Et à 11 heures, botté, emmitouflé jusqu’aux yeux, son sac d’appelants en bandoulière, son cocker sur ses talons, J ... faisait son entrée dans le marais par le pont des « Quarterons ».

Le petit S ..., impénitent coureur de marais lui aussi, s’y trouvait déjà, malgré ses galoches percées et son mauvais veston de coutil insuffisant par un temps pareil, tête nue, ses cheveux blonds embroussaillés par le vent, mais serrant amoureusement la petite carabine 24 de son patron B ..., le laitier.

— Bonjour, monsieur J ...

— Bonjour, mon petit gars. Il y a des canards ?

— Partout, surtout dans les « Loges ». J’en ai déjà deux, des petits.

— Bon, alors il y en a aux « Rigauds ».

Et une lueur de malice dans les yeux, des yeux redevenus secs et clairs au grand vent glacé, J ... s’enfonce dans le marais, parmi les rouches et les bourdaines, vers un coin qu’il connaît bien, qui ne gèle jamais, et où, depuis le milieu de la nuit passée, il se voit en rêve dans sa hutte de roseaux, inconfortable certes, mais scrutant sa mare, le cœur battant.

Encore 200 mètres, encore 100 mètres. Halte ! C’est tout près. « Musse, derrière ! » J ... pose à terre ses appelants, qui connaissent le jeu, prend son fusil et commence une marche silencieuse dans le petit « routin » net et propre qui conduit à la hutte.

Encore 20 mètres, encore 10 ! Certes, ce n’est pas sa première approche, mais cela ne fait rien, son cœur bat de plus en plus vite. Enfin, voici la hutte ! À plat ventre maintenant, car le couvert n’est pas haut, il franchit les derniers mètres, se glisse à l’Intérieur, toujours rampant, puis anxieux, se redresse lentement, jusqu’à hauteur du créneau. Son cœur bat à grands coups maintenant, car là, tout près, dans la petite mare à demi cachée dans les rouches et les joncs, dix gros au moins, cols-verts et canes, se croisent, parfaitement tranquilles. Quel tableau pour un coureur de marais ! Oh ! cette minute divine où le fusil se lève lentement jusqu’à hauteur de « tir », darde ses deux petites gueules jumelées vers le beau gibier, puis s’immobilise, sa victime choisie.

J ... y rêvait depuis la nuit passée, mais n’avait pas rêvé mieux.

Un claquement sec déchire le silence du coin perdu dans les rouches, et un beau col-vert s’incline sur l’eau, immobile, tandis que le reste de la bande disparaît dans un bruissement d’ailes, tendant le cou vers le ciel. Ils vont être salués d’ici peu par un confrère, car leur formation serrée ne peut passer inaperçue, rasant les frênes dans un vol rapide.

Maintenant, le col-vert et la cane d’appeau sont « piqués » dans la mare, le calme est revenu, et l’attente patiente commence, la vraie ! celle que connaissent si bien tous les huttiers. Attente toujours pareille, mais si pleine de vie, qui vous tient des heures tous les sens en éveil, scrutant silence et horizon !

La hutte n’est pas confortable, le vent glacé y passe comme chez lui, mais quel chasseur le sentirait ? Les pieds dans l’eau, le col relevé, les mains dans les poches, le fusil à portée de la main, son chien roulé en boule sur un bout du fagot qui lui sert de siège, J ... laisse passer les minutes qui, toutes, font battre son cœur d’habitué du marais, ce marais qu’il aime.

Soudain, fla, fla, fla, fla ! ... dans un vol rapide, un paquet passe à frôler la cabane. J ... s’est baissé instinctivement, les appelants se sont tus. Le vol s’éloigne, puis vire et revient, et, dans un froissement d’ailes, se pose, brisant le miroir de la mare de rides multiples.

Le joli vol !

Le 16 claque de nouveau. Un nouveau col-vert se débat une seconde sur la mare, puis reste immobile à son tour, ailes étendues.

Et l’attente recommence, patiente, récompensée par un troisième canard, un gros toujours, un autre magnifique colvert.

Oh ! grand saint Hubert, malgré la fièvre et le froid cinglant, l’inconfort et l’imprudence aussi, la belle passée !

À 7 heures, la passée faite, J ... était de nouveau au lit, mais contemplant ses trois jolies victimes, les beaux colverts au plumage chatoyant, les rois du marais, comme il les appelle.

Et après ? direz-vous. Après, rien ! Le lendemain, J ... était à son travail. La veille, dans sa hutte inconfortable, saint Hubert était avec lui.

Jean RABAINE.

Le Chasseur Français N°615 Août 1947 Page 521