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L’indésirable

Premiers jours de janvier, fermeture de la chasse ! Ce dimanche-là, les tireurs revenaient par petits groupes le long d’un bois sans feuilles, jusqu’à la maison du garde où les attendaient le souper, un bon feu et les autos qui devaient les ramener à la ville.

— Ne trouvez-vous pas, messieurs, émit l’un d’eux, que le dénommé Branchu est parfaitement déplacé dans notre chasse ?

Ledit Branchu, certes, ne devait pas être des plus populaires, car un concert de grognements et d’approbations véhémentes s’éleva parmi les compères.

— Il a un caractère de dogue.

— Il n’y voit pas à trois pas ... Comme c’est agréable !

— À l’ouverture il a manqué, en plein découvert, m’envoyer du plomb au bas du dos, et il a redoublé, encore, en criant : « Au lièvre, à vous ! à vous ! » Parbleu, si je n’avais pas fait un saut, c’était bien à moi !

— Et encore, ceci n’est rien, conclut Me Orgelet, le notaire, qui assumait les graves fonctions de président de la société.

Tous, sans rien demander, avaient compris ce qu’il voulait dire. À la rigueur, ils eussent pardonné au sieur Branchu sa mauvaise humeur, sa myopie et son fusil un peu chaud, mais le gaillard s’était littéralement rendu odieux à ses compagnons par son prodigieux égoïsme et son manque d’éducation et de courtoisie. De tout temps, lors des battues dominicales de Saint-Pancrace-le-Haut, le gibier était mis en commun, et partagé également le soir entre tous les chasseurs, après qu’une part eût été faite pour être vendue au profit des pauvres de la commune. Les mazettes et les grands fusils, indistinctement, emportaient ainsi à la maison quelques faisans, un lièvre ou deux et une dizaine de lapins, le pays étant, par une exception rare à notre époque, très suffisamment giboyeux pour assurer à chacun une « bourriche » confortable. Mais Branchu n’entendait point de cette oreille. À l’en croire, c’était lui qui avait tout tué, et jamais il n’était satisfait de son lot.

Même lorsqu’il n’avait contribué au tableau final que par l’apport d’une pie ou d’un pic-vert, il prenait au moment de la répartition l’attitude d’un martyr profondément lésé et s’en allait en grommelant que son faisan serait dur, que ses perdreaux étaient les plus vieux, ses lièvres les plus coriaces, si bien qu’à l’unanimité le président et les membres de la chasse sentaient le bout de leur soulier les démanger devant ces jérémiades.

— Parfaitement, affirmait Branchu à celui qu’il arrivait à coincer dans un couloir du rendez-vous de chasse, et qu’il maintenait captif par un bouton de veste, parfaitement, mon cher, le partage a été fait dimanche dernier avec une partialité odieuse. J’ai tiré trente-deux cartouches, et ma moyenne dans les plus mauvaises conditions est d’au moins deux tiers de tués. Il me revenait donc au moins vingt pièces à la répartition, et je n’en ai eu que dix-sept, en majeure partie des lapins. C’est une injustice, un passe-droit flagrant, et ça ne peut plus durer ... Et notez bien que ce jour-là j’ai particulièrement bien tiré, j’ai fait trois coups doubles et j’ai dû abattre au moins trente-cinq pièces, car je ne me souviens pas avoir raté. C’est scandaleux !

Ce qui est scandaleux, pensaient en eux-mêmes tous les chasseurs, c’est d’avoir parmi notre équipe de francs lurons et de bons compagnons un hérisson, un rogneux, un empoisonneur pareil. Comment lui faire comprendre qu’il nous ferait une joie sans bornes en ne revenant pas en 1948 ? Car Branchu, malgré son diable de caractère, était un homme à ménager, un gros commerçant local, adjoint au maire, futur conseiller général, un personnage pour la petite ville de Saint-Pancrace, et si tous étaient bien d’accord pour l’envoyer promener, nul ne se souciait spécialement d’attacher le grelot.

— C’est qu’il est vindicatif, l’animal. Voyez-le, le voici justement qui vient de notre côté.

D’un layon, Branchu venait d’émerger, l’air encore plus maussade et plus agressif que d’ordinaire.

— Messieurs, grinça-t-il, je vous salue bien. Pour notre dernier dimanche, je ne suis pas mécontent. Il a passé de mon côté énormément de gibier, et je m’en suis donné à cœur joie. Cent trente-cinq coups de feu, et je ne me suis arrêté que parce que je manquais de cartouches. À part un faisan ou deux, je suis sûr de tout mon tir.

Et, à l’appui de ses dires, il tira de chacune de ses poches des poignées de douilles vides, puis se mit à arpenter en direction du repas.

Les chasseurs de Saint-Pancrace étaient demeurés stupides.

— Il s’attend à emporter cent trente-cinq faisans.

— Sans compter les coups doubles !

— Pas possible, il a ramassé dans le bois toutes nos vieilles douilles, il y en a de toutes les marques ... Ma parole, il y a des 16 et des 12 !

Et tous, d’un commun accord, estimaient qu’il fallait en finir, mais sans en apercevoir le moyen.

Au dessert, le président Orgelet se leva, et le silence se fit autour de la table.

— Messieurs, je ne vous ferai pas de discours, mais cette dernière réunion de l’année a été marquée, de la part de l’un de nous, par de véritables prouesses cynégétiques. Notre ami Branchu a, aujourd’hui, battu tous les records du tableau de chasse pour Saint-Pancrace-le-Haut. Nous avons lieu d’être fiers, messieurs, d’avoir parmi nous un fusil de cette classe et je propose que nous levions tous notre verre en l’honneur de notre camarade Branchu, qui a abattu cent trente et une pièces, chiffre vérifié et contrôlé.

Un peu ahuris, les chasseurs n’en portèrent pas moins la santé du roi de la chasse, qui, essuyant les verres de son lorgnon tout embués d’émotion, saluait en inclinant à droite et à gauche sa maigre et sèche personne.

Lorsque l’heure vint de se séparer, le président fit avancer l’auto du percepteur, qui avait ce jour-là amené Branchu de Saint-Pancrace, et l’embarquement du gibier commença. Mais, au lieu des paniers ordinaires, d’ailleurs confortables et abondamment bourrés, la part de Branchu remplissait une volumineuse malle d’osier, que le garde et son fils portaient à grand’peine, et qui semblait peser au moins quarante kilos. Ce trophée monstre fut de justesse engouffré par la portière, et le triomphateur monta à son tour, salué par un concert d’acclamations, après avoir grommelé en guise de remerciement :

— Pas malheureux, comme ça je pourrai peut-être une fois en goûter ...

Et la lanterne arrière diminua, petit feu rouge ironique, pour s’effacer au premier tournant.

— Mes amis, fit Me Orgelet, rentrons boire une dernière coupe de Champagne à la santé de notre ex-camarade Branchu, qui m’adressera demain sa démission.

Dans le joyeux brouhaha qui suivit cette déclaration, chacun, s’informait, demandait, réclamait une explication, mais ce n’est qu’une fois les verres remplis que le président, souriant d’aise, continua :

— Voici. D’après le rapport des gardes, Branchu aurait tué deux lapins et une grive. Comme je voulais en finir avec ce rustre, j’ai fait bonder de gibier cette grosse malle. Au fond, il y a un lit de lapins, puis quatre lièvres, quatre perdreaux, deux faisans, un jambon, un pot de moutarde, deux mètres de boudin, un gigot de mouton et deux bouteilles de Bourgogne. Il comprendra.

Et, au milieu des applaudissements et des vivats, les Nemrods se séparèrent en vantant bien haut l’astuce et la malice de leur président.

Branchu a compris. Dès le lendemain. Me Orgelet a reçu à son étude un mot charmant qui lui a fait dresser les cheveux sur la tête. Branchu le louait fort d’avoir « distrait une partie de son gibier, pour que les collègues ne rentrent pas bredouille » et d’avoir eu l’attention de le remplacer par des victuailles aussi délicates et aussi variées. Il a trouvé le gigot tendre à point, le Musigny de premier ordre, et s’empresse d’envoyer un chèque, non point pour sa cotisation de l’année, mais bien comme membre à vie.

Me Orgelet n’a point encore osé communiquer l’horrible résultat de son stratagème aux chasseurs de Saint-Pancrace-le-Haut ...

Pierre MÉLON.

Le Chasseur Français N°615 Août 1947 Page 523