Un phénomène curieux — très curieux même — a
caractérisé la philatélie dans ces dernières années. Pour gagner de l’argent,
point besoin d’études fastidieuses et compliquées. Il suffit — ou plutôt
il suffisait — d’acheter au bureau de poste une certaine quantité de
timbres à l’émission à la valeur faciale — au pair, serions-nous tentés de
dire — et d’attendre tranquillement la hausse pour vendre toutes ou partie
des vignettes « en portefeuille ». Et cela avec un copieux bénéfice.
Les bénéficiaires de l’opération trouvent cela très naturel, et ils sont
persuadés que cela n’aura pas de fin. Les divers gouvernements doivent penser
de même, si l’on en juge par leurs émissions aussi variées qu’arbitraires.
Qu’en faut-il penser ?
À notre avis, dans ce mouvement de hausse continuelle, il
faut dissocier deux courants, depuis plusieurs années parallèles, mais qui
pourraient bien ne plus l’être d’ici peu. Le premier est un phénomène mondial,
consécutif à la guerre, et qui tient à l’avarie progressive des monnaies. La fuite
devant la monnaie étant aggravée dans certains pays, dont le nôtre, par des
considérations extra-financières, difficulté de trouver des placements
socialement sûrs ou besoin de camoufler des bénéfices hors série, par exemple.
Toutes les valeurs dites « réelles » ont ainsi subi de très fortes
hausses, et en particulier tous les objets de collection. Le timbre-poste ne
pouvait donc pas échapper à l’ambiance. D’autant plus qu’il possédait sur
d’autres types de collections l’avantage d’une appréciation universelle
— dans certaines limites tout au moins — et l’avantage encore plus
grand de pouvoir représenter une très grosse valeur sous un faible volume.
Donc, en réalité, l’appréciation du timbre-poste de
collection est on ne peut plus normale. Que lui réserve l’avenir ? La
question est très complexe, et la réponse variera selon la nature du timbre.
Toutefois l’on peut poser dès maintenant cette règle d’ordre général, valable
d’ailleurs pour tous les objets de collection ou de curiosité ; le danger
monétaire passé ou résolu, qui achètera ? Toute la question est là. Dans
un pays au trois quarts ruiné comme le nôtre, dans un continent globalement
encore plus malade que nous, qui aura l’argent nécessaire pour relayer les
porteurs actuels ?
L’Amérique, disent certains. Peut-être, mais encore à
condition de posséder des pièces qui intéressent les Américains. Ce qui n’est
pas toujours le cas.
Mais une autre question se pose, beaucoup plus grave :
est-ce que le timbre moderne est un objet de collection ? C’est ici qu’il
nous faut parler de ce deuxième courant, constituant de la hausse philatélique,
et que de nombreux intérêts ont adroitement greffé sur le mouvement de hausse
générale des curios. Tous les autres objets de collections ont cette
double qualité d’être anciens et d’être plus ou moins rares ; les seules
exceptions, les peintures modernes et les ouvrages bibliophiles, offrent de
tels « imprévus » qu’elles ne font que confirmer la règle. On
recherche les meubles d’époque, et non les dernières créations des galeries X ...
On collectionne les vieilles dentelles, les vieilles sonnettes, les vieilles
tapisseries, les vieilles étoffes, les vieux boutons, et des tas d’autres
choses encore, mais qui ont toutes ce privilège de la vieillerie et du
difficile à obtenir. À notre connaissance, aucun collectionneur d’anciens
ustensiles de ménage : vieux étains, vieilles porcelaines, faïences ou
argenterie, n’a eu l’idée de compléter sa collection avec des
« modernes » achetés chez le quincaillier du coin ou chez l’orfèvre
en renom. Pourquoi donc cette exception en faveur du timbre-poste ? Pour
quelles raisons des vignettes, tirées en quantité impressionnante, sont-elles
promues à la dignité d’objet de collection dès leur sortie du bureau de
poste ?
Cette exception aux règles de la manie collectionneuse est
vraiment curieuse. Jusqu’à quel point est-elle spontanée ? L’avenir nous
l’apprendra sans doute d’ici peu. Déjà les nouveautés d’Europe se traitent à
New-York à des prix inexplicables, déjà de nombreuses « raretés »
modernes, récemment encore introuvables, sortent-elles comme par enchantement.
Le terrain semble mouvant. Nous ne sommes pas devins, mais nous avons
l’impression que le mouvement de hausse en sens unique est terminé. Les vieux
« classiques », eux, surnageront, car ils ont l’âge et la rareté
nécessaires à la dignité de curiosité. Quant aux autres ...
M. L. WATERMARK.
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