Novembre, mois attendu chaque année avec une fièvre
impatiente par le bécassier, qui se demande si ses désirs seront déçus, ou si,
au contraire, abonderont les passagères au long bec. Il est, bien sûr, des
régions privilégiées où, chaque automne, les chasseurs les voient revenir
régulièrement en nombre assez imposant : la Bretagne, bien d’autres coins
de la côte Atlantique, les bois de la pointe de la Coubre, la forêt landaise
sont parmi ces régions bénies. En d’autres contrées, ce ne sont qu’apparitions
timides, rares, furtives, brefs instants de reposée de quelques oiseaux isolés
et fatigués, ne favorisant guère la chance des chasseurs. Cependant, cette
année-là, en ce coin du Velay, peu fréquenté par les bécasses, un froid subit,
brusque, hivernal ; une précoce chute de neige suivie d’une tempête de
trois jours ; puis un temps bouché, aux nuits épaisses, avaient amené un
passage assez abondant et un stationnement de mordorées qui s’étaient,
semble-t-il, mises en route toutes en même temps, puis avaient dû s’arrêter
près de deux semaines. Deux semaines durant lesquelles les chasseurs furent au
comble de la joie et rencontrèrent, bien davantage qu’à l’accoutumée, les
divins oiseaux roux.
Certains, vrais profanes, peu versés dans l’art de
poursuivre un gibier plutôt rare habituellement dans la région, n’ont pas
compris quel trésor leur tombait du ciel. Ils ont vu, tiré, tué même une ou
plusieurs bécasses sans plus d’émotion qu’une perdrix ou une grive. Et j’en
sais, certes, qui auraient préféré tuer un lièvre : c’est plus gros,
n’est-ce pas, et de plus de rapport. Plaignons-les et laissons-les,
voulez-vous, à leur ignorance insensible ou à leurs calculs intéressés :
ils ne « savent » pas. Mais d’autres, les initiés, ont été aussitôt
bouleversés jusqu’au tréfonds de leur être de chasseur. Plus rien n’a compté
pour eux, et une seule chose occupait leur pensée : il y avait des
bécasses ! Ah ! ils « savent », eux. Il semble que, telle
l’aiguille qui inocule le vaccin, le bec démesuré des scolopax les a à jamais
piqués et a instillé en eux, goutte à goutte, ce charme qui les aura pour
toujours ensorcelés. La fée mordorée, la fée des taillis, des taillis roux
comme sa robe ou sombres comme son œil mélancolique, celle qui part, soudain,
sous vos pas ou derrière vous, qui se joue à travers les troncs et les
branches, pique une fois droit au ciel, puis, brusquement, droit au sol, leur
a, semble-t-il, jeté un sort. Mais ce sort est bien doux à leur cœur passionné.
Et périsse plutôt quiconque les en voudrait délivrer !
... J’ai levé la première par une belle après-midi suivant
de près les mauvais jours. Une après-midi douce, calme, qui semblait presque
printanière, si ce n’eût été la couleur des frondaisons qui mouraient et
quelques restes de neige qui mettaient des taches blanches dans les creux
ombragés où le soleil ne parvenait pas à se glisser. Je n’avais encore rien vu
et longeais un ruisseau grossi par les neiges fondues et qui bouillonnait comme
un torrent au fond d’un vallon solitaire. Les feuilles tombées commençaient de
joncher le sol de leur tapis épais et mou. Dans les bois de pins, les mousses
reverdissaient après les dernières ondées. Pas une âme dehors en ce coin perdu,
pas un oiseau non plus, sauf, de temps en temps, le vol lourd et sombre d’un
corbeau aux ailes lentes. Seules quelques vaches paisibles, dans un pré voisin,
animaient lentement le paysage qu’allait bientôt éteindre la dure tristesse de
l’hiver. Puis, là où les bois, de chaque côté, descendent jusqu’au ruisseau
qu’ils enserrent, mon chien est entré au taillis. Alors, resté en bordure,
j’attendais, quand, soudain, je l’ai vue, mouvante tache claire sur le fond
sombre du sous-bois. À travers les arbres épais et les chênes encore chargés de
leur feuillage mort, elle se faufilait vers moi, glissant au ras des grands
ronciers emmêlés, de fougères. J’attendais fébrilement sa sortie, mais la
maline m’a aperçu, et crac ! un beau crochet dans le bois, et adieu la
belle ! J’ai tiré, mais en vain. Au loin, au-dessus de la cime des pins
dressés dans le ciel bleu, j’ai vu monter sa silhouette grise ; un
deuxième coup, mais hors de portée, celui-là. Et elle a piqué au bord du
ruisseau. « Cherche, Duc, cherche ! » Duc a bondi,
flairé, le nez en l’air. Puis il a sauté le ruisseau, grimpé, de l’autre côté,
le bois en pente et, soudain, s’est arrêté dans les mousses épaisses. L’oiseau
est parti, du mauvais côté, crochetant d’un arbre à l’autre, sans pouvoir être
tiré. Puis il a contourné le bois comme pour se remettre. Alors, la recherche a
repris. À travers le fourré, le chien a tourné, flairé. Resté à l’angle du
taillis, j’ai attendu longtemps la sortie de la belle emplumée. Mais en vain.
J’ai piétiné les ronces, pénétré sous les jeunes pins, frappé les
touffes : rien. Avait-elle seulement fait semblant de se poser ; avait-elle
fui dans le bois voisin, ou, par un savant crochet, regagné la première
remise ? Je ne l’ai jamais su, mon pauvre chien non plus. Et, tout
pantois, après avoir tourné sur place près d’une heure, j’ai dû lui dire adieu,
avec, toutefois, au fond du cœur, l’espoir de la retrouver lors de la prochaine
sortie.
... Je l’ai retrouvée, en effet, mais nous étions quatre
chasseurs, et ce n’est pas mon plomb qui l’a abattue. Un autre que moi a eu
cette joie. Mais j’ai pu, tout de même, soupeser dans ma main émue son corps
encore chaud et doux comme un velours.
FRIMAIRE.
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