C’était en novembre 1942. Le débarquement allié en Afrique
du Nord venait d’avoir lieu, et déjà les camions de l’armée allemande roulaient
vers la Méditerranée. Les chasseurs de la zone Sud sentaient bien que la
liberté de chasser dont ils jouissaient, plus fortunés par rapport à la zone
Nord, était finie, qu’ils utilisaient les dernières heures au cours desquelles
il était encore possible de parcourir les champs avec un fusil dans les mains
et que ce fusil lui-même allait prendre le chemin de la fourrière ou d’une
cachette.
Je chassais un de ces ultimes jours dans des garrigues assez
claires, avec une griffonne d’arrêt que j’utilisais pour la deuxième fois.
J’étais armé de mon calibre 16. J’avais levé une compagnie de perdreaux qui
s’était égaillée vers le bas d’une colline bordée de ruisseaux profonds. Je
battais consciencieusement les remises, observant les possibilités et les
manières de ma chienne. J’arrivai à un talus où poussaient de grands buis au
bord d’une longue terre de luzerne, rase à cette époque de l’année. C’est là
une excellente remise, un peu à l’écart, où quelques perdreaux venaient
toujours se remettre. La griffonne quêtait au petit trot, n’annonçant rien, et
avançait vers les buis.
J’eus soudain la surprise de la voir se hérisser et rentrer
sous le couvert en poussant une sorte de grognement. Une galopade se fit
entendre et un magnifique solitaire entra dans la terre, s’arrêta à quinze
mètres, considérant l’intruse qui venait de le déloger.
L’inutilité de mon arme me laissa pantois. Je n’avais que du
petit plomb, et le sanglier me donnait pourtant bien le temps de changer mes
cartouches.
Il s’éloigna en trottant, se retourna encore une fois et
disparut en bousculant pierres et broussailles.
C’était une belle occasion manquée !
Je continuai à chasser toute la journée. Vers trois heures
de l’après-midi, je revins à la colline du matin pour retrouver ma compagnie de
perdreaux. Je suivais le flanc de la colline. La garrigue côtoyait la lisière
d’un fourré. Ora tomba en arrêt. Pensant qu’il s’agissait d’un lapin, je me
plaçai du côté du fourré. Un lièvre bondit à travers la garrigue, salué par
deux inutiles détonations.
J’ai un ami qui, lorsqu’il a manqué une pièce de ses deux
coups, prend parfois son fusil à deux mains, le secoue et s’écrie : « Mais
qu’est-ce qu’il a, ce fusil ! qu’est-ce qu’il a ! »
Je ne mis pas mon calibre 16 en cause, mais, le portant
à la bretelle, je me promenai avec l’air déconfit du chasseur qui vient de
manquer un lièvre. Et, comme j’étais proche du gîte de mon sanglier du matin,
j’allai, histoire de me consoler, voir son pied.
Je l’examinais, dans la terre molle, lorsqu’un bruit attira
mon regard et, que vois-je ! à deux cents mètres de moi, mon solitaire
sortait du ruisseau, traversait un pré, puis une terre nouvellement semée, et
disparaissait à nouveau dans sa première direction. Je restai à écouter
lorsqu’un bruit de pierres qui roulent ne me laissa aucun doute : il
revenait. Il traversa en sens inverse la terre semée et se dirigea vers une
grande touffe de buis, où je l’entendis tourner comme un chien qui se couche.
Ma chienne à mes talons, j’écoutai, immobile, puis je partis le plus vite
possible vers un hameau heureusement proche où habitaient des paysans que je
connaissais.
À la maison, il n’y avait que les femmes ; les trois
fils, tous trois chasseurs, étaient absents : l’un gardait ses moutons,
l’autre arrachait des betteraves, le troisième labourait avec ses bœufs. On
voulait m’offrir à boire. C’était bien de cela qu’il s’agissait ! Comme
l’enfant grec, je voulais de la poudre et des balles. Mais les hommes seuls
savaient où étaient les munitions.
Le plus proche des trois fils labourait à environ cinq cents
mètres. Je courus jusqu’à lui, je le mis au courant de ce que j’avais vu, il
attacha ses bœufs et nous revînmes à la maison. Il me prêta un fusil, car il
n’avait que des calibres 12. Nous ouvrîmes plusieurs tiroirs et plusieurs
boîtes avant de trouver cinq ou six cartouches chargées de chevrotines. Enfin,
nous fûmes prêts et nous partîmes vers la touffe de buis.
Nous l’abordâmes chacun d’un côté, mais le buisson était
creux. De sanglier point ! Heureusement, son pied s’imprimait nettement
dans la terre. Nous le suivîmes dans le ruisseau. Mon compagnon suivait la
voie, courbé vers le sol, cependant que je me tenais sur le talus pour mieux
voir le flanc d’en face.
De grands buis occupaient le lit du ruisseau. Ma chienne
dans mes pas, nous avancions sans bruit. Je recevais par gestes les indications
utiles sur la marche de notre animal.
Un geste m’indiqua qu’il avait pénétré là au plus fort des
buis, et, au même instant, ce fut un déboulé superbe où le sanglier bondit au
découvert dans un bruit de branches cassées et de pierres croulantes. Je le
pris en avant de la hure. Feu ! il roula sur lui-même et se trouva étendu
sur le sol, ayant fait un tête à queue parfait. Les chevrotines l’avaient
atteint au cou et dans la tête.
Il battait encore des flancs tandis que nous l’admirions.
Son regard nous dédaignait, mais contemplait pour la dernière fois la ligne
sombre des bois où il avait vécu. Il évoquait sans doute dans son âme de bête
sauvage les franches lippées dans les maïs et dans les vignes, les glandées
enivrantes qui l’agitaient de tumultueuses fureurs et les truffes succulentes,
les randonnées nocturnes et les combats farouches qu’il avait livrés à des
concurrents brutaux et jouisseurs comme lui pour la possession des jeunes laies
en l’honneur de qui il avait reçu maintes blessures.
Un violent sursaut le fit rouler dans les buis où la mort le
saisit.
Mon compagnon, plus expert que moi, le saigna. Puis nous le
hissâmes le long d’une pente d’environ cinquante mètres pour le porter au
chemin où la charrette viendrait le chercher. C’est dans cette pente qu’il se
vengea. Il était lourd, la balance accusa 96 kilos. En le tirant, je
m’écorchai légèrement le dessus de la main contre ses soies. Je n’y fis pas
attention, mais, trois jours plus tard, j’étais enflé jusqu’au coude et j’en
eus pour plus d’une semaine de soins.
1942 : c’était le temps des restrictions sévères
qu’aggravait la fermeture de la chasse.
Aussi mon sanglier fut-il le bienvenu.
C’est ainsi, d’ailleurs, que nous l’avions baptisé à titre
posthume.
Jean GUIRAUD.
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