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Camargue perfide

Très haut dans un ciel de janvier froid et gris, un groupe de sarcelles monte, file, tournoie, peu décidé à quitter le marais.

Bientôt les cercles se resserrent et les oiseaux plongent dans la toison grise des eaux. C’est là-bas, à 400 mètres au moins, mais un bouquet de tamaris, noyé dans l’aube incertaine, me sert de point de direction.

Maintenant je glisse dans l’eau terne qui m’arrive à mi-jambe, parfois au genou. Je sais marcher sans bruit entre les herbes ; seuls les roseaux trop épais crépitent un peu en m’enveloppant de leur cotonneux duvet. Cette vaste étendue désolée est, depuis longtemps, mon domaine. Je sais tous les trous où l’on peut connaître le désagréable bain matinal. Je n’emporte même plus le bâton avec lequel, au début, je tâtais les places suspectes.

Et, les yeux rivés sur les tamaris dont les branches se précisent, je continue mon approche. Déjà je distingue la clairière herbeuse où ces rapides « canets » doivent barboter. Il faut arriver contre le mistral derrière l’épais rideau de roseaux. Avançons encore ... Une « roubine » peu profonde, cent fois traversée, coupe le marais. Si on agit avec précaution, pas de danger « d’embarquer ». Allons-y. Tiens, la couche de vase semble plus épaisse que de coutume. J’enfonce d’une façon anormale. Vais-je prendre le bain ? Vite, sortons ce pied. Mais quoi, il résiste ! ... Maintenant la jambe gauche se prend dans ce limon. L’eau monte, arrive à mi-cuisse. Je fixe solidement les boucles de mes cuissardes. Durant cette courte opération, je sens nettement un glissement vertical. Ne nous affolons pas, je vais certainement toucher un fond solide et, sur cet appui, je me dégagerai pour de bon ... Quoi ! rien de dur ... C’est effrayant ... Cependant, à quelques mètres près, j’ai franchi cette roubine des dizaines de fois sans accroc.

Et toujours la lente pénétration continue. Si je retire une jambe, le poids du corps accentue la descente de l’autre pied. Un étau gluant serre mes chevilles. Des bulles montent de ce fond perfide, noirâtre, crèvent à la surface en dégageant une odeur écœurante de pourriture ... Soudain, la peur me saisit. Ses tenailles me serrent les tempes, tandis que mon cœur bat à coups précipités. La vérité éclate. Je m’enlise. Je suis enlisé. Trop tard peut-être pour me tirer de là ! Ah ! combien j’ai eu tort de sourire lorsqu’on me prévenait de ces trous où, parfois, taureau, cheval disparaissent d’un coup.., Que vais-je devenir, malheureux bipède ! ...

Au lieu de l’engloutissement subit en quelque monstrueux entonnoir, je sens l’absorption lente par le marais. Du secours ? Point à espérer. Aussi loin que portent les yeux, pas une âme, pas une maison ... De l’eau, des roseaux, un ciel agité et le mistral qui hurle, hurle ... Je ne songe pas même à brûler mes cartouches dans l’espoir d’éveiller l’attention d’un humain. L’eau commence à glisser dans mes bottes au moindre mouvement ; cependant le pied n’est pas encore complètement pris dans l’étau de vase.

Ah ! si je pouvais me dégager et faire machine en arrière ! ... Le sol était consistant derrière moi ... Pourquoi n’y avoir pas pensé plus tôt ? Comment prendre appui ? Et mon arme ? ... Je place la crosse dans l’eau, en retrait, et j’appuie (avais-je mis la sûreté ?). Elle s’enfonce, puis, ô joie ! s’arrête. Portant le poids de mon corps sur ce pivot, je dégage une jambe que je pose résolument en arrière. Elle s’enlise ; peu importe, je suis sûr de la ressortir tout à l’heure. Le deuxième pied quitte plus difficilement sa prison, presque sa tombe ...

Une seconde manœuvre identique et plus aisée me tire définitivement de ce mauvais pas ...

Sauvé ! ... j’étais sauvé ! ... Pourquoi n’ai-je pas laissé éclater ma joie délirante en regagnant le bord ? ... Combien avait duré cette scène ? Cinq minutes, dix au maximum, mais ces minutes-là comptent quand on pense qu’elles auraient pu être les dernières. La peur s’est emparée de moi alors que je n’avais plus rien à craindre, parce qu’il me fut possible de réaliser mon sort si je n’avais pu me dégager. Certes, j’avais lu de nombreuses et terrifiantes descriptions de l’enlisement, mais pouvais-je comprendre ? Au sortir de cette épreuve, campé sur un gazon solide, je vivais encore ce lent glissement en un tombeau sans fond ... Il me semblait sentir l’eau monter ... La ceinture, la poitrine ... les épaules ... plus que la tête ... Dernier regard sur la mer de roseaux, le ciel agité ... L’eau salée, écœurante, glissant dans la bouche, les oreilles ... Tout se voile. C’est fini. Jamais, jamais personne ne connaîtrait l’emplacement de mon tombeau aquatique. Le dieu des marais me garderait bien à lui.

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Heureusement, le sort a été pour moi. Quant aux sarcelles, j’ignore si elles se levèrent durant mon barbotage ; je vous assure que je ne suis pas allé les déranger ...Toute la journée, je battis la sansouire aux flaques luisantes, en quête de bécassines. Je rentrai à l’heure habituelle, sans parler de ma mésaventure ... J’ai attendu quinze ans pour la conter ...

A. ROCHE.

Le Chasseur Français N°616 Octobre 1947 Page 565