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Le tour de France pour cyclotouristes

La popularité du « Tour de France » est extrême. Bien des gens s’en étonnent et quelques-uns s’en irritent. Il leur paraît déraisonnable que des millions de citoyens, jeunes et vieux, et de toutes conditions, se passionnent, un mois durant, pour des exploits sportifs et transforment en « grands hommes » des champions cyclistes. Mais c’est, peut-être, qu’un exploit sportif est une chose indiscutable, mesurée en chiffres, réalisée par une victoire sur des concurrents de classe. Tout le monde sent cela, et peut donc applaudir de confiance. Sur les autres gloires, même les plus hautes, une telle unanimité ne peut se faire. Les supériorités artistiques, littéraires et scientifiques ne sont guère comprises par les masses, qui les acceptent traditionnellement parce que des personnages compétents les donnent pour telles. Quant aux célébrités politiques, elles sont discutables par définition. Or le peuple veut s’enthousiasmer en toute tranquillité de conscience ; c’est pourquoi il se rue au passage des « géants de la route » !

Le Tour de France est aussi un bien beau titre. J’ai souvenir d’un excellent petit livre d’enseignement qui avait grand succès au temps de ma jeunesse : Le Tour de France par deux enfants. C’était l’histoire de deux orphelins qui, besace au dos, allaient à pied de ville en ville pour gagner leur subsistance et apprendre à travailler de leurs mains. L’auteur trouvait là prétexte à décrire les diverses régions de la France, leurs cultures, leurs industries. La plupart des écoliers absorbaient allègrement une géographie et des leçons de choses ainsi présentées sous « forme romancée ».

Il me semble que l’éducation objective et concrète que ces deux orphelins s’étaient assurée en voyageant autour de la France pourrait être acquise par bien des jeunes gens d’aujourd’hui s’ils consentaient à faire à bicyclette le périple qu’a rendu célèbre la grande épreuve routière. Car ces jeunes gens, s’ils sont parfois sportifs, sont routiniers et casaniers en diable. Ils ont grand’peine à sortir de leurs habitudes, à voyager de leur initiative et par leurs propres moyens, c’est-à-dire à pied ou à bicyclette.

Or le Tour de France a fait une puissante publicité pour un magnifique itinéraire : Paris, nos plaines du Nord, le Jura, les Alpes, le littoral méditerranéen, les Pyrénées, les bords de l’Atlantique, la Bretagne et la Normandie. Toutes ces régions, leurs cités et leurs routes ont été décrites et célébrées à l’occasion des fameuses « étapes » ; journaux et magazines ont donné à profusion des photographies des sites par où les coureurs sont passés. En imagination, par la lecture des gazettes et rubriques sportives, nos jeunes gens en ont plus appris sur cette partie de la géographie que par leurs livres de classe !

Que ne complètent-ils leur instruction, en allant voir eux-mêmes, sur deux roues, ce qu’est le Tour de France ? Eh oui ! prends la route, mon gars ! Ce n’est pas difficile. Tu sais déjà par où tu iras : les géants de la route t’ont montré un chemin qu’il te sera commode et agréable de suivre ; tu revivras même avec émotion quelques-unes de leurs aventures quand tu reconnaîtras l’endroit où un tel fut « décramponné », où tel autre « creva », alors qu’il tenait presque la victoire. Certes, tu ne rouleras pas à la même allure que ces artistes es pédales. Mais considère que ce tour de France ne compte que 4.500 kilomètres, soit six semaines de marche à 100 kilomètres par jour, une distance que l’on couvre à bicyclette aussi aisément que 25 kilomètres à pied.

Ainsi, en une période de grandes vacances, tu peux venir à bout de ton tour de France, en prenant le départ au point le plus rapproché de chez toi. Ce serait refaire en bien peu de temps le voyage que faisaient jadis les compagnons ouvriers pour se perfectionner dans leur métier, coutume qui, si elle ne répond plus à rien quant à l’instruction technique, est bien à regretter pour la sorte de culture générale qu’en retirait tout artisan.

Un premier voyage, déterminé par le prestige du Tour de France, fera de quiconque l’entreprendra un adepte convaincu du cyclotourisme ; ce sera ensuite par circuits et diagonales qu’on explorera le beau pays à belles routes où la chance nous fit naître. Dès la première expérience, entreprise avec un peu de courage et poursuivie avec quelque persévérance, on comprend qu’avec la bicyclette, grâce à l’activité physique qu’elle exige, les sens, toujours en éveil et comme aiguisés, perçoivent mieux tout ce que les formes, les couleurs et les senteurs de la nature peuvent nous apporter de jouissances. Et l’on voyage à sa fantaisie, brûlant les étapes monotones, s’attardant dans les beaux endroits, explorant les petits chemins, où « les autres » ne vont jamais.

Pour goûter à ces joies, si saines et si utiles, commençons donc, l’année prochaine, par le tour de France cyclotouriste.

Dr RUFFIER.

Le Chasseur Français N°616 Octobre 1947 Page 579