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Les petites contrariétés du cycliste

Le vent

Seuls les pilotes du vol à voile sont aussi attentifs aux humeurs d’Éole que les cyclistes.

Encore ceux-là ne « tâtent-ils » le vent qu’aux fins de leur direction, tandis que, pour nous autres qui n’avons à nous occuper ni de direction ni d’altitude, le vent n’est évalué qu’au point de vue de la plus ou moins grande dépense de force qu’il nous impose.

Auprès de cet élément qui peut, en quelques heures, d’allié devenir ennemi, rien ne compte : ni la pluie, ni les côtes ; car la pluie n’est, le plus souvent, qu’accidentelle, et les côtes sont corrigées par les descentes. Seul le vent est, d’un bout de l’année à l’autre et quel que soit le parcours, une sorte de tyran, au moins embusqué, qui peut nous troubler, nous exaspérer et même nous contraindre à l’abdication quand nous sentons qu’il est vain de tenter de composer avec sa force absurde et que, par exemple, 50 kilomètres de plaine sont là, devant nous, au long desquels il va nous houspiller, nous guerroyer, nous étourdir de ses soufflets ou nous accabler sous la rigueur de sa colère à sens unique.

Vent du Nord, sec, soufflant par ciel pur, compagnon toujours jeune du vieil hiver, évocateur de gel et de givre, sain et franc mais rude, à l’âme de fer, rendant la chaleur tolérable, mais hypertrophiant la qualité du froid, sympathique aux terriens, aimé de tous ceux que l’humidité horrifie et dont les yeux d’aigle se délectent d’intransigeante clarté. Pas artiste ; déteste les demi-teintes ; n’a sur sa palette que des teintes crues, ne présente que des lointains sans relief, éclatants à perte de vue. Pauvre en surprises. S’exprime par l’aiguille barométrique au beau fixe. C’est le vent de ceux qui croient à la santé par le froid sec, et des vacanciers. Trop simple, trop toujours semblable à lui-même et trop catégorique pour m’intéresser. La nuit, le vent du Nord se contente de dormir. Il fait bien.

Vent d’Ouest, de gamme étendue, se prête à maintes transformations du ciel, expert en éclairages indirects, grand animateur de nuages, sait au besoin jouer la bourrasque et se déguiser en tempête. Le plus souvent se mêle à notre vie de chaque jour, y confondant, y brassant larmes et sourires, averses et éclaircies. Inventeur semi-breveté de ce sketch printanier qu’on nomme giboulées, sorte de douches écossaises traditionnelles mais stupides. Le vent d’Ouest ne sait jamais franchement ce qu’il veut. Fantasque. Peu intelligent. Mais il n’a pas la rigueur militaire de son confrère du Nord. Il s’exprime en nuages dont il pétrit, étire, détruit et recrée les formes fuyantes, tout en les teintant de couleurs allant du blanc de duvet au gris plombé des cercueils. Paysagiste de talent. À dû voir le jour en Hollande ou en Bretagne. Tient en réserve des cataractes. Ne se couche pas, la nuit, lui, pour dormir quand il s’est mis en tête de souffler jusqu’à extinction de ses forces, dans le noir, pour les fantômes, pour rien ...

Vent du Midi : il a dû naître dans un four et il garde la chaleur comme un caillou placé dans une marmite norvégienne.

Croyez qu’il en souffre, car il s’exprime en lamentations jusque dans nos maisons, où on le reconnaît à sa voix : « C’est l’Autan. »

Il sent le chameau du désert. Il a du sable dans la gorge et du soleil dans la crinière. Sa violence a quelque chose d’irritant et d’irrité. C’est le vent des villes roses, des minarets, des cigales.

Rangeons-le dans la catégorie des grands fauves. Mais n’exagérons rien : il suffit qu’il reçoive un seau d’eau sur le mufle pour se calmer. Beaucoup de bruit pour rien. Mais, tout de même, de l’allure, faute de style.

Vent d’Est, le plus méchant de tous. Il a tous leurs défauts, aucune de leurs qualités. En hiver, si le thermomètre marque -5° et si le vent d’Est se met à souffler, le mercure descend à -12. En pleine canicule, si vous êtes à 25  et que ce monsieur s’en mêle, vous sautez à 32. Il est né des noces du Mal et de la Violence. Son arrivée surprend et désoriente. « D’où vient-il, celui-là ? ... », car nous n’aimons pas les intrus et nous voulons que les vents « viennent des mers ». Il n’y a pas de mer à l’Est. C’est donc un Prussien.

Il n’a pas la toulousaine effervescence de l’Autan, ni la froideur monotone, l’anguleuse sécheresse de son confrère du Nord, ni les lubies et le visage ébouriffé ou humide de celui qui souffle là-bas dans la rade de Brest. Le vent d’Est est un hypertendu antipathique.

Voilà donc nos quatre ennemis, qu’une rose des vents tracée avec un compas minutieux et un tire-ligne de candidat au bachot transforme en huit, ce qui finalement fait un tourbillon où il est difficile de nous reconnaître, et qui fait dire aux cyclistes découragés, pessimistes et surtout paresseux, qu’ « à vélo on a toujours le vent de face ».

En vérité, il est rare que le vent, vous aspirant, fasse office de ventouse. On dit qu’il vous pousse ; mais plus encore il vous aspire. Alors, à nous le 7 mètres et le 35 à l’heure ! Gardons-nous d’en être fiers. C’est à la portée de n’importe qui.

Le plus souvent, le vent souffle de façon à nous gêner un peu ou à nous aider un peu, et le bon cycliste se doit de le mépriser ; mais il s’apercevra que sa moyenne horaire est plus basse ou plus haute qu’il ne s’y attendait et il en tirera des conclusions sur son degré d’entraînement qui seront fausses, les variations n’étant dues qu’au vent, même si ce vent n’est qu’un courant d’air.

Naturellement, le domaine d’élection est la plaine. Sur Paris-Orléans, par vent violent du Midi, c’est à partir d’Étampes que la moyenne peut baisser de 25 à 15. Dans la vallée du Rhône, 35 par certains jours de Mistral, et 12 à 15 si vous remontez vers Lyon.

Ce n’est pas tout. L’énervement s’en mêle, parfois le découragement. Souvent même l’absurde colère. Restez calme. Pédalez sur 4 mètres, le temps qu’il faudra, en vous racontant des histoires. Tâchez d’anéantir votre système nerveux. Et dites-vous : « Puisque je ne prends pas le train, c’est que je tiens à souffrir ; or il est paradoxal de gémir à propos d’une souffrance volontaire. Patientons. »

En montagne, on joue à cache-cache avec le vent. Il vous prend et vous laisse, vous tourne, vous attaque et vous abandonne ; on ne le retrouve qu’au sommet des côtes et pour peu de temps ; sauf dans les vallées encaissées, où il a encore son mot à dire.

Tout le monde sait que la résistance croît avec le carré de la vitesse. Aussi est-il stupéfiant de voir passer des coureurs, même en peloton, roulant à 35 à l’heure contre le vent.

Mais je salue très bas le cyclotouriste qui sait supporter le vent debout comme d’autres le froid, la chaleur, la soif ou la faim.

Est-il poète ? Est-ce le lyrisme qui le soutient dans cette guerre contre le plus perfide et tenace de nos ennemis ? J’ai connu de véritables amoureux du vent. Ils exultaient au milieu de la rafale comme s’ils sentaient dans ses baisers infernaux frémir l’âme du monde, la force éternelle, le symbole courroucé de la vie créatrice.

Je ne nie pas la grandeur d’un « paysage de vent » au bord de la mer, ni la classique horreur sacrée des tornades, la gigantesque étreinte du cyclone. Mais, fils de France et vieux cyclotouriste errant des parages de Seine et de Loire, le « pays où je voudrais vivre » n’est même pas celui où fleurit l’oranger, mais simplement un pays tempéré où le thermomètre oscillerait entre 15 et 20, qui serait humide, vert et brumeux ... et où les girouettes rouilleraient sur leur pivot, car j’ai horreur d’être dominé par les éléments autant que par les hommes ; et j’aime que ma pensée s’élève dans l’air comme une fumée en ces doux soirs où l’on se sent en paix avec l’éternité.

H. DE LA TOMBELLE.

Le Chasseur Français N°616 Octobre 1947 Page 579