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Par un clair matin

La lune était encore dans son plein, et le ciel scintillait d’étoiles. Sylvain Garrigue traversa le village endormi, suivit un instant la grand’route, prit à droite celle des coteaux et, arrivé au carrefour où se dresse, énorme, le vieux platane, dont l’ombre recouvrait la route, s’engagea dans le chemin qui monte à Saint-Christophe. Il grimpa la côte rude, arriva aux premiers taillis de jeunes pins où perdreaux et lapins trouvent un abri sûr et se trouva enfin au pied de la chapelle. Il s’arrêta un instant, respirant à grands traits l’air de la nuit finissante. Il était trop tôt pour se mettre en chasse. Il choisit, pour s’asseoir, une grosse pierre auprès d’une vieille cabane écroulée, entre deux touffes de chênes verts, et attendit.

En bas, la grande plaine d’ombre qui s’étalait du pied de la colline jusqu’à l’horizon invisible était piquée d’îlots de lumières, agglomérations encore endormies. Le chasseur les reconnut, nommant les villages, avec, tout au loin, Béziers et sa colline illuminée. Sur la gauche, au fin fond de la nuit, le feu tournant d’Agde jetait, toutes les cinq secondes, l’éclat qui guide les marins en mer. Il semblait veiller sur la plaine, où son regard se posait en cadence. Et le calme qui régnait en paraissait plus profond.

Bientôt les étoiles commencèrent à s’éteindre une à une. D’abord celles de l’Orient, qui s’éclaircissait et où l’on devinait comme une naissance de lumière ; puis celles du zénith. Derrière, du côté des montagnes, le ciel était encore d’un bleu noir et gardait tous ses scintillements. Mais ils disparurent eux aussi peu à peu. Il ne resta plus, bientôt, que trois petites étoiles autour de la lune dont la lueur commençait à se ternir. Sur le ciel devenu verdâtre se découpaient en noir les deux cyprès qui montent la garde devant la porte de la chapelle et les silhouettes des quelques grands pins qui sont sur la terrasse et dont le dôme sombre dépassait le toit de la bâtisse que la lune blanchissait. On eût dit une estampe japonaise, encre de Chine sur lavis bleu. Plus loin moutonnait la sombre masse indécise du bosquet de pins qui couvre le faîte de la colline.

Mais déjà l’horizon se précisait. Une traînée de brume rose naissait du côté de la mer. Dans les bas-fonds commençait à se dessiner la forme de minuscules coteaux. Une troupe de petits nuages, perdus dans l’immensité du ciel, commença à s’illuminer, quelques-uns ressemblant à ces anges joufflus que l’on voit sur les tableaux de nos églises. La lumière naissait, encore faible, mais qui croissait de minute en minute. Des pies s’éveillèrent et jacassèrent dans les pins, annonçant le jour qui venait. Et, soudain, on entendit rappeler les perdreaux. D’un coteau à l’autre, ils se répondaient dans le petit jour. Les taillis de pins, au vert tendre, commençaient à s’éclairer de cette lueur rose qui est la couleur des matins d’été, ainsi que le faîte des collines, alors que les plaines étaient toujours dans l’ombre où les lumières ne brillaient plus. Le phare avait éteint son œil tournant. Le grand mystère silencieux qui régnait sur le monde s’évanouissait. Le soleil, peu à peu, d’abord arc, puis demi-cercle, puis boule rutilante, sortit de l’horizon. Et la lumière, ruisselante, coula dans l’immensité des garrigues et des vignes.

Il était temps de se mettre en chasse. Notre homme se leva, les yeux remplis du spectacle qui venait de se dérouler devant lui et le cœur gonflé d’amour pour ce coin de terre où il était né. Au bruit qu’il fit, trois perdreaux partirent, dans un impressionnant roulement d’ailes, du pied de la terrasse où ils étaient venus sans qu’il s’en aperçût. Il en culbuta un dans la vigne abandonnée qui touche à la chapelle et contempla, un instant ; les vives couleurs de sa livrée chamarrée. Les autres avaient foncé vers les bas-fonds.

Alors la chasse commença, de coteau en coteau, de remise en remise, dans le parfum des lavandes en fleur, du thym aux touffes dures, du romarin vert tendre, plantes qui sont celles de la terre rouge des garrigues. De temps en temps, le chasseur apercevait les perdreaux courant, tête dressée, dans les éclaircies, se sauvant à toutes pattes et hors de portée. De savantes manœuvres pour leur couper la route étaient déjouées par ces oiseaux sauvages que huit jours de poursuite, depuis l’ouverture, avaient rendus d’une extrême prudence. Il fallait attendre les heures chaudes où, blottis dans les touffes, ils partent à bonne portée.

Garrigue descendit vers la fraîche source de Marcousse. Son chien y arriva bien avant lui et se vautrait déjà dans l’eau claire quand il fut au bas de la côte. Il resta là un moment, à l’ombre du platane qu’une main prévoyante semble avoir planté là tout exprès pour les chasseurs. En a-t-il abrité, sous son ombrage, des chasseurs et des chiens ! En a-t-il entendu des rires et des histoires ! Et que de perdreaux aussi il a vu venir boire, le matin ou le soir, quand le calme règne sur la garrigue ! Voyez-les descendre, glissant entre les touffes. Sont-elles agiles ces menues pattes rouges, et rapides ! De temps en temps, l’un s’arrête et écoute. Rien, pas de bruit suspect. On peut descendre. Tiens, un appel, là-bas. On répond et bientôt arrive, toutes ailes déployées, le frère isolé. Les voilà tous sur le petit mur qui surplombe la fontaine. Encore un coup d’œil aux alentours, puis un petit saut en bas, et les pattes rouges s’alignent le long du filet d’eau. Les têtes se penchent, se relèvent, se penchent encore. Comme c’est bon ! Puis un peu de baignade. Frou, frou, frou ... font les ailes qui éclaboussent de perles de cristal les dos sombres et les flancs bariolés. Encore quelques gorgées, car la journée a été chaude. On court un peu sur le chemin ; et puis, brrr ! tout le monde en l’air, en route pour la remise proche, dans le vallon que l’ombre, déjà, envahit !

Le soleil commençait à chauffer. Les perdreaux tiendraient à présent. Le chasseur se leva et la chasse reprit, plus lente, car les oiseaux blottis se lèvent difficilement. Le chien, au galop, tournait autour des touffes, le nez en l’air, cherchant les effluves du gibier. Soudain, arrêt. Un caillou lancé dans la « garrouille » fit partir, à grand vacarme, le perdreau au repos. Il s’abattit, brisé par le plomb meurtrier.

— Apporte !

Comme fier de sa mission, le chien l’apporta, tête pendante d’un côté, pattes de l’autre.

— À un autre, mon beau, à un autre !

Heureux, bondissant autour de son maître, le chien se lança, de nouveau, malgré la chaleur, à travers les amas de pierrailles, grimpa les tertres rocailleux, traversa d’épaisses touffes de kermès. Parfois, un arrêt l’immobilisait. Le perdreau partait. Le chasseur en mit encore un dans son filet. Au bout d’une heure, il s’arrêta à l’ombre d’un pin pour laisser souffler la pauvre bête, qui commençait à tirer la langue. Un instant après, il se remit en chasse. Devant une épaisse rangée de kermès surplombant un vallon, nouvel arrêt du chien. Un caillou, deux cailloux, rien. Enfin, brrr ! voilà l’oiseau parti en plongée. Pan ! manqué ! Au deuxième coup, l’oiseau continue à filer : cent mètres, deux cents mètres, il vole toujours. Brusquement, il prend de la hauteur, monte, monte en chandelle, droit au ciel, et bientôt tombe à pic comme une pierre. Un petit pin à gauche, un gros buisson à droite, le chasseur avait bien repéré l’endroit. Et, quelques minutes après, le chien le rapportait.

Onze heures sonnèrent en bas, au vieux clocher autour duquel se pressaient les maisons du village. Le soleil dardait des rayons de feu sur les vignes désertes. Alors le chasseur sauta dans le chemin et redescendit la colline.

FRIMAIRE.

Le Chasseur Français N°618 Février 1948 Page 4