Si curieux que cela puisse paraître, le passage des oiseaux
migrateurs commence, sur notre territoire, bien plus tôt que nous ne le pensons
généralement. Il est, dans les Alpes, quantité de petits lacs à 2.000 ou 2.500
mètres, où les canards font leur apparition au plus fort de la chaleur. Cela je
l’ai vérifié pendant bien des années, et j’ai contrôlé mes observations
personnelles par celles de beaucoup de chasseurs, unanimes sur ce point.
Tous les ans, j’ai coutume de courir les massifs des Fiz et
des Aiguilles Rouges, qui bordent au nord la chaîne du Mont-Blanc, à 12 ou 15 kilomètres
à vol d’oiseau. Ce point est à retenir, car je crois que ce barrage glaciaire
de 4.000 mètres et plus est pour quelque chose dans la présence en pleine
période de chaleur de ces oiseaux du froid.
Sans doute, les migrateurs attendent, pour démarrer des pays
du Nord, que le froid descende dans nos contrées et les leur rende
supportables, mais n’y aurait-il pas également des éclaireurs, partis trop tôt
et qui, rencontrant une température trop élevée, se réfugient en altitude, en
attendant l’hiver ?
C’est vers 1929 que, pour la première fois, je remarquai
cette anomalie en rencontrant un chasseur qui revenait, le soir de l’ouverture,
des lacs du Laouchet (2.200 mètres) avec un lièvre variable — le
« lapin » des montagnards — et un col-vert. Assez curieux
spectacle, car, vu de dos, il présentait des oreilles de lièvre émergeant à
droite de sa poche-carnier, et à gauche des pattes palmées ! Sur ses
indications, je montai aux lacs la semaine suivante, et j’y vis quatre canards
se rôtissant au Soleil ... Il est vrai que, toutes les nuits, le
thermomètre descendait en dessous de zéro. Plus tard, je trouvai également des
vols de sarcelles au lac d’Anterne (2.060 mètres). En 1939, traversant
avec quelques chasseurs de Sixt les prés mouillés qui bordent le torrent d’Anterne,
au pied de la pointe de Salles, je fus fort surpris d’y trouver des bécassines.
Mes compagnons m’assurèrent en avoir toujours vu, cette plaine, à 1.800 mètres,
ancien-lit d’un lac asséché, ne recevant guère le soleil, au plus fort de
l’été, que de 8 heures à 17 heures, vu sa position dans un creux, au
pied d’un mur de rochers. Depuis, j’en ai rencontré régulièrement, et les
bergers m’ont confirmé leur arrivée chaque année vers le 15 août. Les plus
petites mares au milieu des bois ou des alpages sont ainsi visitées de très
bonne heure par les palmipèdes. En 1943, la mare du Gœt (1.450 mètres)
hébergeait un col-vert et un couple de grèbes castagneux. Assez ahuris, ces
grèbes au vol court, quand je les faisais lever en battant les roseaux avec une
perche et les forçais à faire un tour au-dessus des grands bois de sapins. Cela
ne durait d’ailleurs pas longtemps : au bout d’une minute ou deux, ils
revenaient se poser, malgré les cris et les gesticulations.
L’été torride de 1947 semblait devoir faire exception à ces
passages prématurés. Il n’en fut rien. En fin septembre, alors que les
chasseurs de chamois suaient à grosses gouttes dans des gorges de pierres
sèches où, normalement, on a de la neige jusqu’aux genoux, le premier col-vert
se fit tirer au lac de Pormenaz (2.000 mètres).
Comment expliquer leur présence ? Les oiseaux
migrateurs ont, dans nos Alpes, des chemins bien définis. C’est ainsi que, dans
la chaîne du Mont-Blanc, les hirondelles et les étourneaux passent en Italie
par le col du Géant (3.360 mètres), les ramiers par le col de la Seigne
(2.510 mètres). Les premiers vols de canards doivent arriver à altitude
moyenne, ayant franchi le Jura, et s’abattre de nuit sur la vaste étendue du
Léman. Dès que la chaleur du jour se fait sentir, les voyageurs repartent,
incapables de la supporter. Il est à croire que, là-haut, la présence des
neiges et de l’air froid les attire vers le Mont-Blanc. Incapables de s’élever
à très haute altitude, ils cherchent et trouvent ces petits lacs des chaînes
secondaires et s’y fixent momentanément dès la fin d’août. Le gros de la troupe
fera demi-tour et remontera au nord, les plus obstinés ne voudront pas en
démordre et se consoleront d’un soleil trop chaud par la gelée blanche de
chaque matin.
En hiver, dans cette même zone alpine, les canards
abandonnent les lacs élevés qui disparaissent sous la glace, couverte elle-même
d’une épaisse couche de neige. Ils fréquentent les bancs de sable et de graviers
des bords de l’Arve, du Giffre et des torrents leurs affluents. Mais, au
printemps, ils remontent invariablement vers le nord, sans laisser de
traînards. Les bergers qui « montent en montagne », avec leurs
troupeaux, passent journellement en fin mai et début juin auprès des petits
lacs, encore tout bordés de neige. Pas un canard. Aucun non plus durant le
reste de l’été, jusqu’aux dernières semaines d’août. C’est donc bien une
arrivée prématurée, et non point une migration de la plaine vers la montagne,
et vice versa. Les cols-verts ne passent pas toute l’année sur les hauteurs, il
y a quatre ou cinq mois pendant lesquels leur absence est totale.
Sur les toutes petites nappes d’eau où ils s’arrêtent, les
canards ont d’ailleurs à souffrir une véritable persécution de la part des
aigles, et surtout des autours. Ils semblent assez fatigués, comme s’ils
avaient parcouru sans se poser des distances doubles ou triples de leurs
migrations ordinaires ; ce qui, dans les cas que je cite, amènerait à
penser que, venus de la mer du Nord ou de la Baltique, ils ont tenté en route
de descendre sur des fleuves ou des étangs, mais n’ont pas donné suite à leurs
projets, ayant rencontré à mesure qu’ils s’abaissaient des couches d’air par
trop chaudes.
En 1942, toute chasse était, cela va sans dire, interdite.
Mais la Haute-Savoie n’était occupée alors que par les Italiens, peu curieux
d’aller se perdre loin des grandes routes et de risquer un coup de feu en
forêt. Il était donc de tout repos, à condition de ne pas faire trop de bruit,
de chasser sur les hauteurs, à quelques heures de marche des dernières maisons
habitées. Plusieurs de mes camarades de chasse s’en allaient sans plus de façon
au chamois, au coq de bruyère ou à la bartavelle, se contentant de laisser les
fusils sous quelque bloc de pierre bien connu d’eux, bien au sec sur la
poussière. Il est à remarquer que ces armes ne se rouillaient pas, tandis que
celles qui furent laissées dans des conditions identiques, mais soigneusement
graissées, enveloppées dans des journaux ou dans de la toile cirée, se
transformaient très rapidement en blocs de rouille. Plus modeste que mes amis,
et désirant à tout prix éviter de me faire remarquer, je n’avais emporté qu’un
pistolet de tir 22 long rifle, avec lequel je passais de bons moments sur
les arêtes à canarder les corneilles qui venaient à moi, en vol plané dans le
vent, à cinq ou six mètres au-dessus de ma tête. C’est en revenant d’une de ces
expéditions que je vis soudain, sur une petite mare de vingt pas de long, un
point noir qui se mouvait. Un coup de jumelle : un col-vert.
En un instant, je fus décidé : puisque je ne voulais
pas me risquer au chamois, du moins j’allais faire un canard « à
l’approche ». Et me voilà à quatre pattes derrière les rochers,
progressant savamment dans l’herbe drue où sautaient les grenouilles. Inutile
de dire que ma première balle, bonne en direction, n’eut d’autre résultat que
de couvrir d’eau le canard qui s’envola. À cent mètres de là, il était posé sur
une autre flaque d’eau. Nouvelle balle, et retour au point de départ. Quatre
fois, il fit le va-et-vient entre ces deux « gouilles », tel est le
nom savoyard de ces mares à têtards. À 800 mètres environ était un lac, un
lac digne de ce nom, de cinq à six hectares. Mais le canard était, à la lettre,
trop fatigué pour voler jusque-là. À la fin, il ne se levait plus, se
contentant, lorsque j’avançais, de détaler en suivant le bord de l’eau. Je le
crus blessé, mais, étant revenu le lendemain, je fus bien obligé de constater
qu’il avait repris toutes ses forces, car il partit du plus loin qu’il
m’aperçut et se perdit très haut sur la vallée. Plusieurs fois, depuis, j’ai
vérifié cet état « d’éreintement » chez les cols-verts. À cela je ne
trouve qu’une explication. Sans doute, venant de très loin sans escale, ont-ils
vainement tenté de s’élever aux flancs des Grandes Alpes pour traverser. À part
quelques rares créneaux, depuis le Tyrol autrichien jusqu’à la région du col du
Bonhomme, où la chaîne s’infléchit vers le sud, il leur faudrait atteindre
3.500 à 3.800 mètres pour passer. Cette altitude, jointe au froid, doit
leur opposer une sorte de barrage. La majorité regagne les climats nordiques,
pour redescendre deux ou trois mois plus tard, et seuls les plus fatigués se
laissent tomber à la première eau rencontrée.
Mais il est amusant, en octobre, quand la chasse est fermée
dans les Alpes, d’aller faire un tour sur les étangs de Bresse et demander au
garde :
— Et les canards ?
— Pensez-vous, monsieur, pas avant un bon mois. Et il
ne me croirait pas si je lui disais qu’à l’ouverture, par 30 degrés à
l’ombre et une chaleur saharienne sur les grandes dalles de pierre où le soleil
montagnard tape si dur, j’ai ouvert la saison par un doublé de cols-verts, à
2.300 mètres au-dessus des plaines de l’Ain.
Pierre MÉLON.
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