Je lisais cet hiver le numéro de janvier de La
Sauvagine, l’excellente Revue des huttiers et chasseurs de gibier d’eau. Un
article de L. Delapchier, l’ornithologue bien connu :
« Appellations locales des oiseaux d’eau — Anatidés »,
réveillait mes vieux souvenirs de coureur de marais. Au gré de la nomenclature
des canards, avec leurs noms de baptême locaux, flamands, picards, bretons,
vendéens, gascons ou camarguais, mon cœur battait plus vite à la rencontre de
tel ou tel, passé jadis devant mon fusil, pour son malheur.
Soudain, j’eus, la surprise d’une appellation inattendue, le
seul nom de cette liste qui fût venu d’une île où, si le parler ancestral est
étranger, l’âme est toute française. Ce canard était un « frijonou »
— un fridjone, prononcerions-nous — c’est-à-dire un colvert arrivé
tout droit du pays de Napoléon.
L’esprit est prompt, un mot lui fait passer la mer. Il
suffit de ce colvert pour que ma pensée s’envolât vers les vastes solitudes
marécageuses du Campo di l’Oro, hantées par les grands troupeaux de moutons
bruns, les vachettes hirsutes à demi sauvages, et leurs pâtres campés au-dessus
des fondrières de Mouvrone, dans leurs huttes de branchages et de torchis.
Je me souvins d’un certain soir de mars, déjà printanier.
Mon hôte et guide — l’hospitalité de là-bas n’est pas un vain mot,
— un grand, beau vieillard, d’une famille autrefois patricienne, m’avait
conduit au pied de l’antique tour génoise du Capitello, lourde et mafflue,
sentinelle de la mer. Aux temps passés, derrière-ses créneaux, les veilleurs
guettaient à l’horizon du large si nulle voile barbaresque ne paraissait pour
une razzia, tout prêts à sonner l’énorme conque marine qui précipiterait les
gens, leurs biens et leurs bêtes dans les halliers du maquis protecteur. Ce
soir, assis aux gradins du porche béant, nous attendions que le soleil ait
assez baissé sur la mer pour nous envoyer les canards. Nous goûtions encore ses
derniers rayons. À nos pieds, un faible ressac étirait ses rouleaux sur le
sable avec un bruit léger de soie déchirée. Le golfe d’Ajaccio, l’un des plus
beaux du monde, s’éteignait doucement, son azur passait au gris d’argent ;
au loin, les triangles noirs des Sanguinaires trouaient les cuivres du
couchant, et les derniers feux du jour mouraient sur les hautes façades
délabrées de la Ville Impériale.
Mon hôte, amoureux du passé, me contait que l’enfant
Bonaparte, lorsqu’il était las de rêver dans sa grotte du Casone, parmi les
oliviers, en contemplant la mer qui l’emmènerait un jour, venait vagabonder en
ces lieux, avec les petits chevriers. Du moins, mon vieux gentilhomme
l’affirmait, il tenait la légende de son aïeul, capitaine aux Chasseurs Royaux
Corses, qui bien avant nous était venu guetter les canards au Champ de l’Or. Et
même, ajoutait-il, la cousine Laetitia — ils sont tous un peu cousins
là-bas — n’était pas trop contente lorsque son petit polisson de Nabulione
lui revenait de son école buissonnière avec les habits déchirés aux épines des
enclos à bétail, et les chausses toutes fangeuses d’une boue puante récoltée en
chassant la grenouille et la tortue d’eau dans les joncs humides de la Parata.
Ces marais disparus maintenant étaient bien beaux encore aux
temps où je les ai connus. La nature seule en avait modelé la face, semé les
lentisques aux dunes sablonneuses de la Liscia, planté au long de la rivière
les grands ormeaux et les aulnes où grimpent les lianes et les clématites.
Alors, la Gravone capricieuse, née des hautes neiges du Monte d’Oro où rôdent
les mouflons, descendait en torrent à travers la futaie des hêtres de Vizzavone
aimée des palombes. Alors, elle épandait librement sur les plaines basses le
limon gras charrié de la montagne, elle promenait sous les feuillages ses eaux
claires et vives. En un instant, s’il lui plaisait, au gré d’un orage abattu
sur les monts, elle s’insinuait sournoisement par les fossés, au grand dam des
chasseurs attardés — j’en sais quelque chose, — elle noyait les
prairies piquetées de narcisses et d’asphodèles, les joncs roussis d’où
s’enlève en un éclair le ventre blanc des bécassines, elle venait baiser d’une
frange d’écume les premières pentes du maquis, les ronciers et les cistes
parfumés, chéris des merles. La Corse, chacun le sait, est le pays où,
« faute de merles, on mange des grives », et c’est ma foi vrai,
goûtez seulement aux pâtés de merles de X ..., le pâtissier célèbre du
Cours Napoléon — chut ... je ne mets pas de nom, l’on m’accuserait de
réclame payée pour la Maison Mille !
Pauvre Campo di l’Oro, qu’en reste-t-il à cette heure ?
qu’un lamento funèbre ... Le « progrès » est passé sur lui, avec
ses ingénieurs, ses decauville, ses machines made in U. S. A., ses
tracteurs, ses pelles mécaniques, ses bennes géantes. « Ils » en ont
fait un formidable terrain d’aviation, « ils » l’ont drainé, nivelé,
ravalé, bétonné, bitumé, ratissé, massacré, et maintenant les Dakota se posent
là où volaient les canards. Quelle horreur !
J’en étais là de mes pensées moroses ... Une lettre de
Corse s’en vint les secouer. Celle d’un grand gaillard blond, robuste et dur,
ardent sauvaginier, qui m’a traîné sans pitié dans les pires fondrières de tous
les marais de l’île, derrière ses grandes bottes de crêpe et son redoutable
fusil. Dût sa modestie en être égratignée, il me faut le nommer : Pierre
de Pianelli, mon ami.
Si nous nous écrivons, nous sommes volontiers comme ces
vieux chiens de meute que l’âge a fait baisser de train, de jugeotte et
d’oreille, et qui ramassent tous les vieux pieds rencontrés pour y bavarder un
brin ; nous aussi nous rabâchons à tous nos souvenirs.
« Vous souvient-il, me disait cette lettre, du fridjone
que nous jouâmes si bien à la Flacca di ù Falco ? »
Diable ! si je le revois ! Au-dessus de la Gravone
débordée, nous cheminions à flanc de maquis, masqués par la lisière, à la
recherche d’un coup à faire.
— Là ..., fit mon guide en me prenant le bras. Je
vis : au milieu de la flaquette inondée, grandie aux dimensions d’un
étang, un colvert naviguait, tranquille sur le clair. Un beau malard. Intirable
d’où nous étions, deux cents mètres au moins.
— Allez-y, me soufflait Pianelli, en faisant le grand
tour par le vieux bras, peut-être ... Je sais bien, pas facile, mais pas
moyen autrement.
J’allai.
J’allai entre la rivière débordée, roulant son flot rapide,
et le couvert de sa rive, m’écorchant aux aubépines, escaladant des saulaies à
demi submergées, m’aidant souvent aux branches pour franchir un bouillon ;
j’embarquai bien plus haut que mes bottes, j’emplis mes poches d’une eau
glacée. Par chance, le courant gonflé couvrait les bruits de mon avance. Je fus
enfin en bordure de la dernière haie, j’enlevai mon feutre et risquai un
regard. Plus rien, plus de canard ... plus rien que mon complice passant
le nez au-dessus de son observatoire, avec un geste cauteleux du bras
demi-tendu :
« Là ... là ... là ! ... »,
disait doucement sa main. Bon ! il me fallait faire demi-tour, reprendre à
rebours le chemin que je venais de franchir au grand dommage de ma veste de
velours et de mes mains griffées. Mais, pour un colvert, que ne ferait-on
pas ! Je retournai. Un coup d’œil parfois vers mon guide. Son geste
prudent me disait : « Tout va bien. » Enfin le dernier couvert.
Au delà, un fondis d’herbes, d’eau morte et de boue étendait sa pourriture, par
endroits perçait le glaive d’un iris. Et pas de canard. « Oui ...
oui ... oui ... il y est ... », faisait là-haut la
casquette derrière un arbousier.
Oui, oui, c’est très joli ! mais où ? Et je le vis
soudain : avec un vasouillement paisible, la tête d’émeraude illuminée de
soleil parut dans des feuilles d’ache, à vingt pas.
Je ne suis pas un assassin : je lui donnai sa chance,
je me dressai : « Hou ! lève-toi, canaille ! » La
cravate blanche se raidit, les petits yeux vifs me fixèrent, le colvert s’éleva
en chandelle, m’offrant la ligne sombre de son échine tranchant sur le manteau
gris-perle. Je montai le bout de mon fusil un rien plus haut que le bec
olivâtre : « Pan ! » Un plouf ! fit gicler l’eau,
c’était fini pour lui.
« Eh bien ! continuait la lettre, lorsque vous
viendrez me voir, vous avez la grande piste d’atterrissage juste à l’endroit du
fridjone. »
Oh ! mon doux Jésus ; Miséricorde ! J’aime
mieux ne pas y aller !
Je tournai la page : « Quant aux turquoti ... »
Le turquotou, nous dirions « turqouot’ », c’est le
morillon, ce joli caneton en habit de pie, qui donne au meilleur salmis un
relent tenace de boîte à sardines et d’huile de foie de morue. Pourquoi ce
« turco » ? Serait-ce la fine huppe des vieux mâles qui
rappellerait la tresse par où Mahomet enlève ses fidèles vers le paradis
d’Allah ? Ou le gland de soie que portaient à leur chéchia nos turcos de
la vieille armée d’Afrique ? Je ne saurais le dire.
« Quant aux turquoti, vous souvenez-vous de la façon
dont nous les abordions à Biguglia, lorsqu’ils plongeaient ? »
« Bigoullia ... », je revois l’immense lagune
saumâtre, un croissant de trois lieues allongé entre sa ceinture d’arbres et de
joncs, et les dunes marines de San Damiano. Nous allions courbés, le sac pesant
sur les reins, halant lourdement nos bottes dans la gadoue, souvent pliés en
deux sous des branches, suivant l’étroit sentier tracé par les bœufs errants à
travers la forêt des hauts roseaux secs.
Parfois, sur le clair d’une anse, en un coin où les hampes
trop piétinées n’auraient su nous masquer, paraissait la petite boule noire et
blanche d’un turco isolé.
« À vous l’honneur, mon vieux Pierre. — Non, non,
à vous. — Si, si, passez. — Après vous. — Par obéissance. »
On se serait cru à Fontenoy, devant les Anglais, ou sur une planche de salle
d’armes. À la vérité, je dois dire que le Maître Pianelli était alors la plus
fine lame qui fût dans l’Ile de Beauté, du cap Corse aux falaises de Bonifacio.
Celui de nous à qui venait d’échoir l’honneur de fusiller
l’imprudent commençait par tomber tout le barda, puis entamait l’approche,
ployé, le menton aux genoux, usant du moindre défilement. L’instant venait où
même cette avance en échine de chameau n’eût plus suffi. Le morillon
plongeait : alors « tout debout, en avant ! », le temps de
compter : « Un, deux, trois, quatre, cinq ... jusqu’à
treize », et là : « Paf ! » d’un coup, à plat ventre.
Tant pis si le tapis de joncs foulés laissait suinter une doublure d’eau
croupie. À plat ! comme cela se trouvait, à plat nez dans la
mélasse ! Seuls les yeux vivaient au-dessus de la fange, ils guettaient le
canard reparu, attendant l’instant où il pivoterait à nouveau, la tête en bas,
pointant au ciel son bonnet d’évêque, et repartirait en plongée.
Alors, debout ! un bond en avant, en vitesse, à travers
la boue, les souches pourries, les embûches marécageuses :
« Un, deux, trois ... treize, à plat ! »
Encore un plongeon, encore un bond. Cette fois, je suis à tir, l’instant est
venu :
« ... Onze, douze ... », bien campé, la
crosse à l’épaule ; « Treize ... quatorze ... »,
l’infortuné n’a pas eu le temps d’avaler sa dernière goulée d’air : à
peine la mèche noire de sa huppe avait-elle émergé qu’un coup de 10 lui a
refait ses frisettes. Pan ! ça y est, un de plus !
« Va chercher, Moro, apporte, mon vieux,
apporte ... donne ... oui, tu es un bon chien. Dites donc, Pianelli,
celui-ci, ça fait le combien ? Le dixième ? Parfait, ça va. Mais
l’animal ! dans un plat ventre, il m’a fait embarquer plein les manches.
Ma parole ! j’en ai jusque dans les dessous de bras. Ah ! la sale
bête ! »
Je repliai ma lettre. Le lendemain, j’ouvrais un grand
journal parisien : « Le département de la Marine étudierait
l’établissement d’une base géante d’hydravions sur la côte orientale de Corse.
De source autorisée, il semblerait que son choix s’orienterait vers l’étang de Biguglia,
qui, après assainissement, etc. ... »
Pitié, Seigneur, pitié ! J’aurai vu de la vigne à goût
plat dans la tête de Camargue, et des rizières en bas, du pré salé sur les
sables du Couesnon, du maraîchage en Dombes, des pignadas sur les marais des
Landes, j’aurai vu cent hectares de tomates sur une dahia marocaine du côté
d’Azemmour — ah ! le Vandale ! — un champ d’aviation au
Campo di l’Oro, j’aurai vu ... Arrêtez, Seigneur, arrêtez ! Pitié
pour les pauvres sauvaginiers, pitié pour les canards !
Albert GANEVAL.
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