Nos actes nous suivent, incontestable vérité.
Lorsqu’ils sont de nature à susciter la considération,
l’estime ou l’envie de nos concitoyens, c’est parfait, mais, s’ils soulèvent au
contraire la commisération ou l’hilarité générale, c’est moins drôle, et l’on
éprouve alors un impérieux besoin de retraite, de solitude. C’est le moment ou
jamais de « n’y être pour personne ». Vous avez certainement déjà
entendu parler de gens qui méprisent l’opinion publique, n’ont cure des
commentaires que font éclore leurs gestes et leur conduite. Rarissimes oiseaux
que ceux-là, s’il en exista jamais !
À noter également que l’éclat, le retentissement, la portée
d’un acte sont en raison directe de l’importance de celui qui l’a,
irrévocablement, inscrit à son actif au grand livre du destin. Le crime d’un
grand frappe et hante davantage l’imagination populaire que celui d’un inconnu,
d’une anonyme unité de la masse. Si feu Clary avait plombé un traqueur, ce qui
ne lui est certainement jamais arrivé, l’affaire eût eu beaucoup plus d’écho
dans le landerneau cynégétique de France que la même aventure survenue à un obscur
sans grade des légions de porteurs de fusil.
C’est ce que ressasse amèrement pour l’heure un de nos
éminents amis, chasseur digne et chevronné, couvert de tous les lauriers de
poil, de plume et aussi de pigeons, car, en son temps, il brilla sur toutes les
planches françaises et navarraises, et à qui il vient d’en arriver, nous
n’aurons certes pas l’irrévérence de dire une bien bonne, ni même une
singulière, car elle est assez banale et maintes fois ouïe, mais qui, telle,
risque de compromettre une carrière et une renommée jusqu’ici sans ombre et
sans tache. Une carrière qui compte par exemple plus de 350 sangliers. Une
renommée naguère encore unanimement acceptée et révérée qui, des bords de la Boivre,
où se mirent les girouettes du manoir ancestral, rayonne jusqu’aux confins du
Poitou, en Vendée, en Brière et en Touraine.
Ou plutôt rayonnait ... Il a suffi d’une seconde
d’égarement, d’une éclipse de jugement, d’une aberration fugitive pour saper
les bases d’une réputation en apparence inébranlable et ternir une gloire si
justement acquise à longueur d’années et à force d’exploits. Sic
transit ...
Mais venons-en au fait. On conçoit que, si M. de Tarade
a aligné plus de 350 sangliers, il ne perde point, dans son vert début de
vieillesse, une occasion d’arrondir cet estimable chiffre. Jusqu’à ses derniers
jours, le spécialiste en sangliers, ou en bécasses, ou en bécassines, n’a plus
guère qu’une ambition, c’est de grossir son tableau. C’est vraisemblablement la
dernière passion qui l’anime.
Trois cent cinquante sangliers, c’est imposant. Il n’est
guère de chasseurs, en France, qui s’en puissent enorgueillir. Gridel, dans les
Vosges, à la fin du siècle dernier, tient sans doute le record, avec plus d’un
millier, devant ses mâtins. De nos jours, le vétéran Maurice Pol Roger, à qui
nous tirerons joyeusement le chapeau, et qui, à soixante-seize ans, fait
toujours galamment son doublé de perdreaux en battue, a atteint naguère, en Champagne,
les 500 têtes, réussissant, au fusil automatique, un quadruplé.
Sensiblement plus jeune, M. de Tarade, dans son Poitou, peut légitimement
escompter, d’ici à quelques années, combler la différence. Vigilamment, il se
tient à l’affût de toute occasion, ainsi que, dûment stylé, le père Mathieu,
garde chenu de la vieille école. Sans précisément se tenir à demeure dans le
parc de V .... les sangliers le fréquentent épisodiquement, au cours des
randonnées qui les mènent de la forêt de Veuille ou du bois de Saint-Hilaire en
forêt de l’Épine. Il convient de veiller et, aux époques où les bêtes noires
ont l’humeur vagabonde, de faire le bois chaque matin.
Le père Mathieu n’y manquait pas. Ainsi que dans chaque
région riche en sangliers, il en est l’un ou l’autre, fantastique et
invulnérable animal, duquel, à la veillée, on tisse la légende. Tout comme pour
la bête du Gévaudan. La rumeur publique les baptise. C’est le
« demi-muid », le « verrat noir » ou le « père la
pudeur », ce qui est assez inattendu.
Le bois de Saint-Hilaire abritait un de ces personnages,
gigantesque, bien entendu — ils sont, comme les brochets, toujours
beaucoup plus gros qu’une fois par terre ou sur le pré, — et que ses soies
grises avaient fait surnommer le « cochon blanc ».
Vous y êtes, peut-être, déjà ? Bravo pour votre
perspicacité, mais, de grâce, laissez-moi raconter comment les choses se sont
passées, ça en vaut la peine, et il y a un épisode qui corse l’événement, de
nature à vous charmer.
M. de Tarade et le père Mathieu s’étaient plusieurs
fois penchés, méditatifs et le sourcil froncé, sur le pied du gaillard
traversant le parc, mais sans, le rossard, s’y arrêter jamais. Ils avaient,
comme il se doit, juré sa perte.
On comprendra sans peine l’émoi de M. de Tarade
lorsqu’un beau matin il vit surgir, dans le cabinet d’armes où il épaulait son
préféré, un mignon calibre 10 de 80 centimètres de canon chambré à
75, le père Mathieu hors d’haleine :
— M’sieur le comte, de ce coup-ci, je crois bien que ça
y est ... Le cochon blanc est dans l’oseraie ... Je l’y vois entrer
et il n’en sort point à c’t’heure ...
On pouvait faire confiance au coup d’œil et à l’expérience
du père Mathieu, infaillible rembucheur. La bête apocalyptique était sûrement
dans l’oseraie, fouillis inextricable de joncs, de fange et de buissons, d’un
hectare au plus, dans le bas du parc, sur les bords de la Boivre au doux
murmure. Mais combien de temps y resterait-elle ?
M. de Tarade saisit sa fidèle carabine pendant que
Mathieu couplait Fanfare et Briffaut, et, sans s’être concertés,
le plan étant établi depuis longtemps, ils gagnèrent leurs postes respectifs,
M. de Tarade embusqué à la refuite probable sur la forêt de l’Épine. Ces
vieux solitaires ont des habitudes comme les vieux célibataires à deux pattes.
Ça ne traîna pas. Un rapprocher ardent, car la voie était
saignante, de Fanfare et Briffaut, au cœur de l’oseraie, une
brève bagarre avec le monstre sur pied, puis celui-ci soufflant, brisant et
pataugeant à grand fracas, tandis que glapissaient les chiens à ses chausses,
se dirigea vers le chasseur pour défiler au trot devant lui, à vingt pas,
derrière l’écran des joncs qui ne laissaient qu’entrevoir sa silhouette. Énorme
d’ailleurs la silhouette, comme en jugea en un quart de seconde M. de Tarade,
qui, sans que son cœur eût une pulsation de plus, expédiait en même temps un
lingot de dimensions respectables, 10 x 75, dans les premières côtes,
derrière l’épaule du bestiau, qui s’effondra, poussa un suprême grognement et
ne se sentit même pas pillé par Fanfare et Briffaut, aussitôt à
l’hallali.
— Ça nous fait donc 352, constata avec satisfaction le
vainqueur en humant l’odeur de poudre de la douille de cuivre vide. Et quel
trois cent cinquante-deuxième ! Le cochon blanc ...
» Allez-y donc voir, père Mathieu, il doit bien faire
dans les 300 à 350 ... Je ne peux point me risquer dans cette gadoue avec
mes pantoufles ... »
M. de Tarade avait, en effet, dégringolé la côte en
chaussons de coin de feu, afin de ne pas perdre de temps.
— On y va, m’sieur le comte, on y va ! s’empressait
le père Mathieu, radieux et hilare. Ben ! de c’coup-ci, on peut dire qu’on
l’a eu, le vieux sacripant ...
Le vieux garde fonçait dans les joncs. Il parvint à
l’endroit où s’acharnaient les briquets, les écarta, et M. de Tarade
perçut un « Ben ! nom de d’là de nom de d’là ! » étouffé.
Puis plus rien.
— Eh bien ! mon père Mathieu, c’est-y que vous le
trouvez trop lourd à votre goût ?
— Ben ! m’sieur le comte, fit l’interpellé,
reparaissant avec une expression de physionomie mi-figue mi-raisin, m’sieur le
comte le trouvera p’t’être ben trop lourd au sien ... En fait de cochon
blanc, c’est la gorette à M. de Tréfougnan ... Et elle fait sûrement
ses 400, aussi vrai que je suis baptisé Mathieu ...
Ledit s’épongeait, la bombe à la main, en proie à un embarras
apparent et peut-être à un soupçon de rigolade intérieure.
M. de Tarade eut un éblouissement, un afflux de sang au
visage, puis, malgré les pantoufles, voulut se rendre compte. Aucune illusion à
conserver. C’était bien la gorette, la perle de son élevage, comme aimait dire
M. de Tréfougnan, qui avait réussi à la garder, après maintes tractations,
au départ d’un métayer.
— C’est ben comme je vous dis, m’sieur le comte, et pis
qu’elle est raide ... Elle a pas fait un pli ... C’est eune maîtresse
balle que m’sieur le comte y a mis ...
M. de Tarade ne put s’empêcher de ricaner :
— Tu parles d’une maîtresse balle, mon père Mathieu, et
pis, d’une maîtresse bourde aussi ...
M. de Tarade, qui affectionne le rude langage
militaire, emploie même un terme autrement énergique.
Mais il fallait aviser. L’auteur de ce malencontreux coup de
carabine n’était certes pas homme à se dérober devant ses responsabilités. Le
vin était tiré, il fallait le boire, quelque acide qu’il fût.
Tournant le dos à son château, M. de Tarade traversa
résolument la Boivre en pantoufles et se dirigea vers la demeure de son voisin,
M. de Tréfougnan, qui dominait le coteau d’en face. On ne peut dire qu’il
cheminait allègrement, le genre de commission qu’il se proposait de faire
gênant toujours quelque peu aux entournures.
Mais les choses ne pouvaient s’aigrir entre deux hommes de
bonne compagnie, en outre liés d’amitié. L’aventure égayait d’ailleurs, et on
le conçoit sans peine, M. de Tréfougnan, mais d’autre part
l’assombrissait, car, nous l’avons dit, il tenait énormément à sa gorette et,
au surplus, la tendance était nettement à la hausse sur les marchés aux porcs
d’alentour ... On pense bien que M. de Tarade n’eut garde de chicaner
l’estimation, généreuse et optimiste, de l’infortuné propriétaire de la
défunte.
Avec son expérience du monde en général, et de son monde en
particulier, il avait pu supputer les conséquences inévitables de l’affaire. Un
fredon l’obsédait inconsciemment :
« Le boulanger l’a dit à la bouchère ... et c’est
ainsi que tout l’pays l’a su ... — L’gars Tréfougnan l’a dit à la
douairière ... »
Oui il était vain de demander le secret. M. de Tarade
en fut convaincu plus encore lorsque, regagnant à la brune le château, sans
faire de bruit sur ses pantoufles transformées en éponges informes, il surprit
le père Mathieu, dans les communs, en conversation aussi joyeuse qu’animée avec
le fermier et le facteur. À son apparition inopinée, les physionomies se
figèrent et un silence de glace s’établit.
La vérité était en marche, et il n’était plus au pouvoir des
forces humaines de la freiner. Le lendemain, que dis-je, le soir même, la cour,
la ville et toutes les basses-cours environnantes étaient informées et ravies.
Quelques jours se passèrent, pendant lesquels M. de Tarade
se confina en retraite, consigna tout le monde à sa porte et décrocha le
téléphone. Il lui fallut pourtant bien, par un matin gris, recevoir le père
Mathieu, qui avait ses petites entrées et qui paraissait, mais là vraiment, à
la lettre, empoisonné par la délivrance de son message. Il fallait pourtant
bien lâcher le paquet. M. de Tarade, qui finissait par prendre son parti
de l’aventure, l’encourageait avec bonté :
— Voyons, mon père Mathieu, la gorette de M. de Tréfougnan
n’a tout de même pas fait des petits ...
— Ben ! m’sieur le comte, haleta le père Mathieu,
qui eut l’air de saisir une perche tendue, j’vous remercie ben, j’vous d’mande
pardon, mais c’est qu’c’est quasiment comme ça ...
Il joignait sur son cœur ses mains tortillant la casquette.
— J’étais retourné vouère sur les lieux du sinistre
— dans son émoi, le père Mathieu s’exprimait comme un inspecteur
d’assurances — et j’ai eu eune sacrée surprise (un temps). Vous croyez
n’avoir descendu que la gorette à M. de Tréfougnan, mais vous avez fait
coup double ... j’vous l’avais ben dit qu’c’était eune maîtresse
balle ... Elle a couché raide eune autre gorette, mais qui ne va pas plus
haut que les 200, celle-là, et qui se baguenaudait à 20 mètres plus
loin ... À commençait à renifler, et c’est l’odeur qui m’a rendu curieux
aujourd’hui ... Quoi donc qu’on va faire ? Faudrait p’t’ête ben vouère
à avertir les autorités ?
Devant l’orage qui s’amoncelait sur le visage haut en
couleurs de M. de Tarade, le père Mathieu perdait le nord.
Il ne pouvait évidemment être question d’une plaisanterie,
totalement déplacée en l’occurrence et à laquelle le père Mathieu n’aurait pas
songé un instant. M. de Tarade sentit nettement le souffle de la fatalité
se répandre à travers son cabinet d’armes. Il se raidit, ne prononça point de
vaines paroles, dirigea le messager de malheur vers les chopines consolatrices
de la cuisine et, après avoir reposé son confident et consolateur, la Purdey
calibre 10, dans la vitrine, laissa son front s’abîmer dans ses mains
moites.
Cette histoire est vérissime et peut être certifiée conforme
par les habitués du Maxim à Poitiers, de l’épicerie-tabac-buvette à Vouxeuil-sous-Biard
et du cercle de la vieille ville universitaire.
J’eus l’occasion naguère d’en gloser devant les bûches
flambant dans la vaste cheminée de V ..., avec son héros. La rumeur
publique n’était pas encore calmée.
— Eh ! oui, fis-je, assez sottement, et pour dire
quelque chose, nos actes nous suivent ...
— Ouais, concéda M. de Tarade avec un regard
mélancolique, et on est quelquefois drôlement escorté ...
Ce n’est pas par ses deux fils, très anciens et bien chers
amis, que j’ai connu les détails de cette regrettable aventure. Ils gardent à
ce sujet, malgré toutes les sollicitations, un mutisme farouche et il est
impossible d’arracher à ces braves enfants la moindre précision. Ainsi les fils
de Noé recouvrant pudiquement leur père.
Ils se désolent, mais vainement, de la propagation de
l’histoire et m’en voudront sans doute de m’y être employé. Mais le devoir de
l’annaliste cynégétique a parlé plus haut que l’amitié.
Qu’ils me pardonnent. Il peut être profitable, aux novices
comme aux anciens, de méditer un soir sur le destin de la gorette de M. de
Tréfougnan et de celui qui l’occit par mégarde, ainsi et surtout que sur la
vanité de vouloir, en semblables conjonctures, étouffer ces détestables
réactions de la vox populi.
Jean LURKIN.
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