Le pêcheur à la mouche se trouve parfois bien embarrassé
d’expliquer pourquoi il prend du poisson, quel que soit le procédé employé.
Certes les pêcheurs ne vont pas au bord de l’eau pour y trouver des cassements
de tête, mais la joie de se livrer à un sport élégant, agréable, selon les
règles admises. Il n’en est pas moins vrai qu’ils profitent des solutions
apportées par les observateurs réfléchis à de nombreux problèmes, délicats ou
obscurs, qu’une méthode ou un procédé empirique nouveau fait apparaître
quelquefois inopinément, d’une façon inattendue et outrancière. La question du
sillage est un de ces problèmes. Tout ce que nous pouvons avoir observé sur ce
sujet est utile à connaître, chacun de nous peut contribuer à sa résolution. Je
rapporterai donc quelques petits faits qui me semblent intéresser le sillage.
Un jour, je flânais, en attendant que sèche ma mouche, sur
un très joli gravier qui s’avance en forme de langue vers le milieu de la
rivière, laissant entre lui et la rive un petit golfe excessivement clair, peu
profond et calme. Il y avait là une bande de petits chevesnes, collés au fond,
éparpillés sur une surface assez grande. J’eus la curiosité de voir ce que
produirait ma mouche tombant au milieu du groupe. Je la lançai donc. Elle resta
sur place sans produire aucun effet, comme une feuille morte tombant sur l’eau.
Mes petits chevesnes ne bougeaient pas. Je ramenai alors la mouche vers moi,
lentement. Au même instant et comme mus par un commun ressort, tous ces petits
poissons montèrent concentriquement vers elle, suivirent, se rapprochèrent et
finalement j’eus une touche. Je répétai plusieurs fois l’expérience ;
chaque fois, chaque chevesne se dirigea en ligne droite vers la mouche en
mouvement. C’était amusant à voir.
Je pensai à la méthode des Romani. Mais que se passait-il
réellement ? Pour quelle raison ces petits chevesnes restaient-ils
immobiles au fond quand la mouche était posée comme une fleur en surface ?
Dire qu’ils ne la voyaient pas, dans cette eau cristalline, serait invraisemblable.
Pourquoi se dirigèrent-ils vers la mouche tous ensemble dès qu’elle fut en
mouvement ? C’est que, par ce travail, la mouche agit non pas par la vue,
mais par la sensibilité du poisson aux mouvements des objets sur l’eau. Le
poisson se dirige vers eux du seul fait qu’ils sont en mouvement, surtout pour
les poissons de surface, si ce mouvement leur rappelle celui d’un
insecte : larve qui monte à la surface pour se métamorphoser, éphémère qui
quitte l’eau après avoir pondu, tricoptère qui sautille et qui pond, perlide
qui traverse rapidement la rivière en marchant sur l’eau, etc. ; le
poisson agit irrésistiblement, automatiquement, dès qu’il perçoit le mouvement,
comme s’il était « polarisé ». Ce n’est pas la vue qui le fait agir,
mais la perception tactile des vibrations transmises par l’eau. Ce qui ne
veut pas dire qu’il doive prendre chaque fois l’objet qui l’actionne. La
reconnaissance de l’objet le fait bien souvent, au contraire, fuir épouvanté.
On peut citer des faits analogues pour le poisson de fond.
Le pêcheur accroché qui tire par saccades provoque des vibrations qui attirent
le poisson vers l’hameçon, dont quelquefois il s’empare, qu’il décroche et
auquel il se prend, à l’étonnement du pêcheur abasourdi. La pêche dite « à
la branlette » et d’autres exploitent ce phénomène de polarisation, sans
parler du lancer léger ou lourd.
On dit que la théorie de la mouche noyée est basée sur les
faits précédemment cités ; mais la mouche sèche s’en inspire aussi très
heureusement. C’est ainsi qu’il m’arrive, après avoir pêché « up
stream » en mouche sèche un léger courant, de faire demi-tour sur place et
de pêcher en dérivant ou en mouche glissée avec la même mouche « down
stream ». Il n’est pas rare que j’aie des touches meurtrières là où
précédemment je n’avais plus rien ; « up stream », mouche sans
mouvement (descendre naturellement le courant ne produit pas de
vibrations) : pas d’histoire ; « down stream », mouche
glissée en mouvement : mouche prise. (Nous ne parlons que des moments où
il n’y a pas d’éclosion.) En ce qui concerne la mouche noyée, je suis convaincu
que le travail de la mouche augmente le rendement non seulement parce qu’elle
peut rappeler un insecte en mouvement, mais surtout à cause de ce mouvement,
qui polarise le poisson vers la mouche.
Ce phénomène de polarisation peut justifier, jusqu’à un
certain point, le mépris ou l’indifférence de certains pêcheurs pour la mouche
exacte. Le choc, la chute un peu violente de la mouche sur l’eau provoquent des
vibrations immédiatement perceptibles par le poisson, qui, si elles ne sont pas
exagérées, saute sur la mouche. Ces pêcheurs appellent cela de la
surprise : il n’y a pas surprise, mais polarisation, et il se peut que la
meilleure mouche ne soit pas toujours la plus exacte, mais celle qui provoque
les vibrations les plus agréables, les plus attirantes, les plus
appétissantes ... la mouche sirène !
P. CARRÈRE.
|