La judelle et le canard en bois.
— J’avais été chasser le canard dans un de ces
magnifiques étangs qui environnent Rambouillet. Le dimanche précédent, j’avais
eu la chance de faire une très belle passée de cols-verts et de sarcelles. Le
ras du ciel commençait à se roser de ses lueurs timides du matin, de celles qui
vous permettent de voir à vingt mètres vos appelants, ou un oiseau se poser au
clair de l’eau. Il faisait froid d’un vent si sec du nord-est que, malgré les
degrés excessifs, l’eau frisottait sans geler. J’en ai connu beaucoup de ces
aubes-là. Soudain un bruit d’ailes. Floc ! Je regarde : une forme
lointaine nageait vers mes appelants en bois. Je regardais l’oiseau qui
avançait de toute la puissance de ses larges pattes palmées de plongeur.
C’était une judelle noire au point blanc sur le nez. Elle se dirigeait, d’un
air suffisant et assez stupide, vers le canard en bois le plus rapproché
d’elle. Un claquement de bec l’aurait fait reconnaître à cent mètres.
Lorsqu’elle fut près du canard, très simplement, de son bec, elle le frappa
rageusement ; le canard se balança, mais ne répondit rien et pour
cause !
Je regardai la scène qui se prolongea assez longtemps :
l’allure étonnée de la judelle, l’attitude étonnée du canard en bois. Je finis
par éclater de rire. La judelle s’en alla comme si on s’était moqué
d’elle ; le canard en bois m’apparut comme s’il souriait entre deux
vagues.
Guérison d’une bécassine.
— C’était en Brière, vers la Butte aux combattants, peu
de temps avant la dernière guerre ; j’étais tombé sur un important passage
de bécassines. J’en avais tué quelques-unes. Alors que je suivais une bordure
de roseaux, je vis à quelques mètres de moi une bécassine dont l’aile droite
était cassée. Elle s’efforçait en boitillant de rejoindre le roseau pour y
trouver un abri. Je mis la main dessus et je constatai que la bécassine savait
se soigner elle-même ; avec beaucoup d’intelligence, ou d’instinct, si ce
mot « intelligence » ne vous plaît pas. Cet oiseau, dont l’aile était
brisée et non guérie, avait eu en outre la patte gauche cassée et avait réussi
d’un bec adroit, malgré ses dimensions, à panser la blessure comme les hommes
eux-mêmes savent le faire lorsqu’ils se sont fracturé un membre.
Une attelle de roseau était placée le long de la patte
cassée et maintenue en place par un étroit lien de feuilles de roseau entouré
autour de la patte, et une sorte de mastic de boue et de salive, adroitement
mélangées par la bécassine blessée, maintenait l’ensemble. Grâce à ce
pansement, la fracture était déjà presque réduite. Une autre fois encore en
Brière, j’ai eu l’occasion de constater ce don particulier qu’ont les
bécassines de soigner elles-mêmes et de guérir leurs blessures des pattes.
Le labbe cataracte.
— On l’a appelé le labbe cataracte. Le nom est
d’importance. Son petit frère est nommé « parasite ». Ses mœurs sont
moins sanguinaires qu’on ne pourrait le croire. Il y a des oiseaux bizarres et
il est bien de ceux-là. Il appartient à la famille des goélands, mais ressemble
plutôt à un faucon de mer, dont les évolutions sont plus adroites et souvent
plus brutales que celles de ces oiseaux placides aux ailes lentes. Le labbe
cataracte n’est pas un méchant oiseau, il ne vit que de la crainte qu’il
inspire.
J’en ai vu beaucoup en baie de Loire. Il en est deux qui,
comme de magnifiques momies sombres, apportent leur note tragique en notre
collection de la Garenne. Je me souviens d’un mois de décembre 1935 où le vent
violent venait du nord-ouest ; je naviguais sur la Loire en face de Paimbœuf.
J’eus l’occasion d’observer longuement les évolutions d’un labbe cataracte,
puisqu’il faut l’appeler par son nom. Il fonçait le torse bombé sur les
blanches mouettes qui péchaient en cet endroit. Il faisait, le geste n’est pas
élégant, peur à l’oiseau léger. La mouette est sensible, elle n’aime pas
l’émotion après le repas. Le vilain labbe noir a provoqué l’indigestion de la
mouette et il a attrapé le poisson au vol. Le labbe a recommencé trois ou
quatre fois ses frayeurs alimentaires. J’ai vu la bande de mouettes s’en aller
comme des feuilles blanches en suivant le cours de l’eau très vivement. Elles
ont été entraînées jusqu’à la mer. L’oiseau noir les a suivies en les dominant
comme un faucon de mer, sans cruauté, comme un parasite.
Jean de WITT.
|