LE soir tombait. Au dehors, comme en folie, la
bourrasque tournait autour de la maison, malmenant les arbres du jardin et
sifflant dans les fils de la ligne électrique qui suivait la route. À certains
moments, on aurait cru sentir vaciller les murs et, parfois, quelque brindille
arrachée aux branches venait cogner contre les volets clos.
Garrigue, enfoncé dans son fauteuil devant le poêle à bois
où ronflait une bonne bûche, jeta sur la table, d’un air lassé, le livre qu’il
tenait en mains. Depuis quelques instants, ses yeux posés sur la page ouverte
ne lisaient plus. Son esprit était ailleurs, car la tourmente glacée du dehors
éveillait en son âme de chasseur impénitent, mais à la retraite forcée,
hélas ! une foule d’impressions, de souvenirs et de regrets. Il songeait
que c’est par un temps pareil que les passées sont les plus belles. Les
canards, bousculés sur les étangs, qui ont, alors, des vagues comme la mer, se
hâtent de gagner les mares, les fossés et les trous d’eau des terres voisines, pour
y chercher abri et nourriture et, avec de telles tempêtes, passent bas, à
quelques mètres du sol, rasant les osiers, les roseaux et les saules où l’on
peut facilement se cacher pour les attendre au passage.
À l’heure où il était là, enfermé entre ces quatre murs, par
cette fin de jour remplie du vacarme du vent couvrant le roulement des tramways
et les aboiements des autos, il songeait qu’au loin, sur les bords de certain
étang ou de certaine rivière qu’il connaissait bien, des chasseurs, bottés et
emmitouflés, étaient blottis dans les osiers ou appuyés contre quelque tronc
d’arbre, bravant la froidure et le vent, épiant le ciel d’hiver où venait la
nuit glaciale et les ailes d’ombre qui le sillonnaient. En avait-il vécu des
heures pareilles, des années et des années durant, et naguère encore ! En
avait-il supporté des « sibères », comme l’on dit là-bas, dans l’eau
jusqu’aux genoux, transi de froid et grelottant parfois, avec la glace tout
autour et les « longs cous » passant au-dessus de lui ! Que de
bredouilles, certes, mais quelle joie aussi les jours de réussite !
Car, s’il aimait la chasse, et toutes les chasses, le
marais avait sa prédilection. Il l’aimait pour l’infinie diversité d’oiseaux
qui le hantent : poules d’eau rusées dont il avait abattu un bon nombre,
râles coureurs, vanneaux méfiants et sauvages, sarcelles et canards surtout,
qui mettaient une immense joie dans son cœur quand son filet en était
alourdi ; bécassines aussi, dont la culbute au milieu des joncs était,
pour lui, une jouissance profonde et jamais lassée. Il l’aimait aussi pour la
beauté de son paysage, parfois sauvage, comme lors des grands froids d’hiver,
parfois si douce aussi quand vient le printemps. Car l’eau et le ciel sont deux
sources intarissables de lumière qui, ensemble, donnent des décors toujours
nouveaux et jamais égalés. Il se revoyait, arrivant à la pleine nuit à la
maison, poussant la lourde porte d’entrée qui grinçait comme pour annoncer sa
venue, montant d’un pas alerte, quand la chasse avait été bonne, l’escalier
sombre qui menait chez lui et entrant dans la chaude atmosphère familiale, avec
son chien encore tout trempé ou traînant des glaçons aux franges de ses pattes,
au grand désespoir de la maîtresse de maison. Et comme il était heureux quand
quelque colvert ou un couple de sarcelles venait jeter sur la table la
chatoyante chamarrure de sa livrée ! La joie rayonnait alors sur son
visage et, le soir, il s’endormait entouré de visions ailées.
Maintenant, en cette grande ville nouvelle où l’avaient jeté
les événements de la vie, loin de la nature qu’il aimait, sans grandes
occasions de sortir, son fusil restait des semaines dans son étui et ses
grandes bottes restaient pendues, inertes et inutiles. Alors, il vivait de
souvenirs. De regrets aussi ; car ce n’est pas impunément et de gaieté de
cœur que l’on abandonne ainsi tout ce qu’on a aimé.
Des souvenirs, mon Dieu ! il en avait, comme tous les
chasseurs. Son esprit en était bourré. Souvenirs anciens, datant de son
adolescence et de ses premières armes ; le premier lièvre, dont sa jeune
fierté s’était gonflée comme un chasseur peut, seul, se l’imaginer ; le
premier perdreau, dégringolé en pleine volée et culbutant sur les cailloux de
la garrigue ; telle bécasse tuée un soir d’automne rempli d’une douceur infinie
et où la paix régnait sur le monde ; sorties en compagnie de jeunes comme
lui, épris de chasse et passant deux mois de vacances à courir derrière les
perdreaux.
Souvenirs de chasses en pays divers où s’en donnaient à cœur
joie des jambes encore jeunes, en un temps où loisirs et liberté ne lui
manquaient pas : chasses dans les brandes et les montagnes de l’Aveyron,
dans les garrigues et les vignes du Languedoc, dans les bois du Lubéron où
foisonnent bécasses et sangliers ; prés humides d’Angoumois où il poursuivait,
avec passion, vanneaux et bécassines, et où l’on tuait, au fusil, dans les
rigoles, au printemps, les brochets aplatis sur le sable et qu’on se hâtait de
cacher dans les poches de crainte des gendarmes. Un jour, il lui semblait que
c’était tout près encore et, pourtant, plus de vingt ans avaient passé, un jour
il avait tué deux bécassines en allant promener sa fillette, âgée seulement de
quelques années, et il la revoyait tenant de chacune de ses menottes les deux
oiseaux par le bec. Était-elle fière, mon Dieu ! de rentrer ainsi à la
maison.
Souvenirs plus récents aussi, datant de quelques
années seulement ; de ces parties de chasse dans des coins à jamais gravés
en sa mémoire. Il revoyait tel ruisseau où, un jour d’automne, d’un petit
roncier, avait bondi un capucin qu’il avait magnifiquement roulé ; tel
coin de terre planté de raves où un grand oreillard avait emporté ses deux
coups comme s’il avait été blindé. Et ce sorbier où, avant le jour, dans le
froid piquant du matin, il attendait merles et grives, éveillant, de ses coups
de feu matinaux, les paysans de la ferme voisine. Y en avait-il fait des
stations dans cette cabane de branchages, par les matins de fin octobre et de
novembre ! Et les affûts aux ramiers, dans les bosquets de grands fayards
des côtes de la Loire ! Tout en bas, la rivière coulait, courant sur les
rochers et les graviers, avec de clairs reflets mobiles et des remous pleins
d’écume blanche, dont le bruissement continu emplissait la vallée. En face, sur
l’autre versant, parmi les grands genêts et les champs de bruyères et de
fougères, on voyait paître, comme accrochées aux pentes, des vaches qui
paraissaient minuscules, tandis que, des plateaux, arrivait le chant saccadé
des perdrix rouges. La vallée était si abrupte qu’on dominait quelquefois les
ramiers passant à mi-côte au-dessous de soi. Parfois aussi, ils arrivaient en
plein azur, à grande volée, décrivant deux ou trois larges courbes rapides
avant de venir s’abattre bruyamment dans les hêtres, dont les faînes attiraient
leur imprudente gourmandise. Et les coups de feu se répercutaient dans la
vallée.
De tout cela, il avait joui, profondément, durant de
nombreuses années. Son cœur de chasseur s’en était rempli, nourri, sans en être
jamais rassasié. Il eût voulu voir durer sans fin ce rêve qu’il avait vécu et
qu’il trouvait trop court à présent qu’il était fini.
Il leva les yeux et posa son regard sur un tableau accroché
au-dessus de la porte, et où il avait voulu représenter le coin favori où il
avait tant traîné ses bottes et aurait voulu être en ce moment. Il faisait
abstraction de tout ce qui l’entourait, ne voyant plus rien que ce paysage
d’hiver : eau calme, osiers aux touffes épaisses, arbres dénudés, par
derrière lesquels on voyait s’étager des collines sombres dans la lueur
mourante du crépuscule. Un long moment, il resta ainsi, songeur, le cœur rempli
de cette vision qui l’obsédait. Un instant, un froissement de feuilles mortes
poussées sur la terrasse par le vent lui donna une impression de bruissement
d’ailes, comme lorsque, dans la nuit, passent les canards. Mais un grand coup
de vent contre les volets le tira de sa rêverie.
Alors, il se leva pour ranimer le feu qui se mourait et
reprit sa lecture interrompue.
FRIMAIRE.
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