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En Provence

Les "étrangers"

Si le Midi conserve quelque gibier, nous le devons en partie aux syndicats locaux, qui, depuis une vingtaine d’années, se créent un peu partout. Certes, ces associations ne sont point parfaites ; les unes marchent bien, d’autres vont clopin-clopant, d’autres encore, à peine nées, disparaissent. Les règlements intérieurs varient, mais des mesures communes : interdiction ou réglementation du furet, de l’affût aux perdreaux, surveillance, destruction des nuisibles, repeuplement, permettent aux sociétaires de rapporter quelques pièces.

Rendons hommage aux dirigeants de ces groupements. Sans se laisser décourager par les insuccès et les rivalités mesquines, ils ont réussi à épargner les représentants sédentaires de la plume et du poil. La Provence serait devenue un vrai désert partout où il n’y a pas de coins fortement boisés. Grâce à eux et aux quelques grandes chasses sérieusement gardées, notre faune subsiste.

Examinons de près un de ces syndicats ruraux groupant cent ou deux cents chasseurs. Les habitants du pays : cultivateurs, commerçants, artisans, fonctionnaires, constituent le gros, si ce n’est la totalité de l’effectif. Parfois, la société accepte — au prix fort — les « étrangers ». Entendez par là les chasseurs des villes. Beaucoup de groupements ne veulent pas accepter ces indésirables. On élève les cotisations : 5.000 à 6.000 francs la saison, 500 francs par jour. Je cite les chiffres maxima de 1947. Voilà qui est excessif quand on songe que ces communes — où il n’est fait aucun repeuplement — se trouvent parfois à plus de 100 kilomètres de Marseille ! ... Ajoutez-y les frais de déplacement. On voit aussi des associations acceptant certains étrangers, mais dressant une barrière infranchissable devant d’autres porteurs de permis. D’une manière générale, en tant que chasseur, on n’aime pas « l’étranger ». Pourquoi cette phobie ? J’ai discrètement effectué quelques petites enquêtes. Voici les résultats.

Celui-ci vous citera, tel braconnier notoire ayant mille tours — parfois de simples tours de cou — en son sac pour s’emparer de la plume ou du poil. Un autre vous racontera les prouesses d’une équipe étrangère au pays battant les récoltes sur pied, grappillant par-ci, cueillant par-là, tirant sur les pigeons domestiques ... Un troisième, encore rouge d’émotion au souvenir du danger, vous expliquera comment il a failli être tué, avec son attelage, par un imprudent mitraillant les merles au travers d’une haie.

Que répliquer à ces faits, même légèrement enflés ? ... Sans-gêne, ignorance des choses de la campagne, manque de bons sens. Pour être juste, disons que des étrangers— quelques étrangers — ont tout fait pour jeter le discrédit sur la corporation citadine des disciples en saint Hubert.

Au fond de tout cela, voyez-vous, ouverte ou cachée, c’est l’égoïste jalousie qui dresse les locaux contre les étrangers. Jalousie compréhensible si l’on songe que, tout au long de l’été, les ruraux ont vu lapereaux, levrauts, compagnies de perdreaux trottant, broutant, picorant sur leurs terrains ou sur ceux de la commune. Naturellement, un sentiment de propriété naît et grandit avec le gibier, s’installe en eux, puis règne en maître. L’ouverture ! ... Leur cœur se serre à la pensée que « les estrandgiers » arrivés la veille vont essayer de remplir le carnier en battant leurs terres, en tirant leur gibier. Une amertume proche de la haine gronde, puis éclate avec les coups de feu des citadins. Et ils n’en sont pas avares ! Le douloureux écho de cette fusillade vient marteler leur cerveau où défilent lièvres, lapins et perdreaux pantelants ! ... Quel cauchemar les jours de labeur ! ... Ils tueront tout ! ...

Non, ils ne tuent pas tout, et, à l’automne, alors que vous aurez beaucoup plus de liberté, vous les verrez rarement par là. Bon nombre, repris dans l’engrenage de l’usine ou du bureau, n’ont guère l’occasion de s’évader de la ville. À vous alors lapins râblés, perdreaux figés aux premières gelées, longs becs ; à vous les grives parfumées au genièvre ...

Ayant vécu parmi les « locaux » de nombreux groupements, je dois, en toute honnêteté, reconnaître que quelques-uns font preuve d’impartialité et de bon sens. Parfois même ils n’hésitent pas à défendre les étrangers injustement attaqués. Si je connais parfaitement les bons coins à perdreaux de certains plateaux bas-alpins, je le dois à un passionné chasseur du pays. Chaque fois qu’il me donne des renseignements cynégétiques, je peux m’y fier aveuglément, alors que nombreux sont les habitants — même non chasseurs — heureux de vous induire en erreur.

Je songe à un brave coupeur de lavande de la localité. Je venais de lever une compagnie de perdreaux. Dans leur fuite ronflante, ils passèrent à quelques pas du travailleur pour aller se poser dans le fond du ravin, en face. L’homme les suivait du regard. Juché sur un rocher, je ne perdais rien de la scène. Quelques minutes après, saluant le coupeur, je lui demandai — histoire de le juger — où étaient allés ces oiseaux. Sans hésitation, il m’indiqua le côté opposé ! ... Mais il fut tout étonné de me voir filer dans la vraie direction. Peut-être faisait-il partie de quelque société protectrice des animaux ! ...

Mais revenons à nos syndicats communaux. Il serait juste que chacun d’eux acceptât un nombre plus ou moins élevé de chasseurs citadins suivant son étendue, sa richesse en gibier et le nombre d’adhérents. La chasse est un plaisir fourni par la nature. À qui appartiennent les espèces migratrices ? Chacun peut prétendre en bénéficier quelle que soit sa situation sociale. Il faut considérer qu’en temps normal ces étrangers apportent dans la localité un supplément de travail dont bénéficient les commerçants. D’autre part, leur cotisation élevée (de dix à trente fois celle des locaux) augmente la caisse de la société et permet ainsi meilleure surveillance et repeuplement. Et puis, et surtout, au moment où les travailleurs citadins sont si cruellement touchés par les restrictions de toutes sortes, ne serait-il pas normal de voir les ruraux faire un geste de réconciliation en disant : « Soyez les bienvenus dans notre groupement ; voici le règlement intérieur, appliquez-le. »

S’il y a faute involontaire — ou imprévisible, — un avertissement amical mais ferme préviendra de nouvelles erreurs. Pour les récidivistes — étrangers ou locaux, — pas de pitié : forte amende ou exclusion. De cette façon, soyez assurés que la société fera son bonhomme de chemin.

La réalité est différente, pensent bien des lecteurs dont les syndicats boitent pour tomber finalement dans la paralysie générale. À qui la faute ? Pas seulement aux dirigeants, manquant parfois d’autorité ou de psychologie, mais surtout aux sociétaires qui refusent obstinément de suivre les quelques restrictions consenties en assemblée générale. Il suffit de petites libertés prises par un membre — et tout se sait si vite au village ! — pour amener la débandade. Pourquoi ne point fureter puisque Paul ou Pierre le fait ? En peu de semaines, la tache d’huile s’étend, s’étend ... Trop tard pour arrêter le mal. On n’a pas pris des mesures dès les premières infractions par crainte d’inimitiés ; à présent, on aurait à dos la moitié de la société.

A. ROCHE.

Le Chasseur Français N°619 Avril 1948 Page 55