Je chassais depuis une huitaine de jours déjà dans
une région fertile en bantengs. Un troupeau d’éléphants y séjournait aussi, mais
je ne pus l’approcher qu’une fois, au sein d’une forêt de bambous si dense que
les animaux s’y défilèrent avant que j’y pusse découvrir un mâle. Quelques
hardes de gaurs (1) me furent signalées dans la montagne. Enfin, le
seigneur tigre laissait ses traces partout.
Un matin, au petit jour, j’eus la chance de prendre une
piste de gaurs qui commençaient déjà l’escalade des pentes. D’après les
laissées, ils avaient environ une demi-heure d’avance sur moi et, à cette heure
matinale, j’avais beaucoup de chances de les rejoindre sous peu. En effet, vers
huit heures, j’abattais un beau mâle (le massacré mesurait lm,04
d’envergure), puis en tirai successivement deux autres, dont l’un s’enfuit par
un versant boisé. De compagnie avec Fauchois — qui me rejoignit après une
aventure peu banale avec un tigre, — nous le rattrapâmes non sans peine et
l’achevâmes. Quant au troisième, il était tombé pile à quelques enjambées du
premier.
Les bêtes décortiquées avec soin et dextérité par une tribu
moï, avertie par mes coups de feu et qui avait jailli de la jungle comme un
nuage de vautours apparaît soudain dans le ciel, je fis descendre dans la
vallée une paire de cuisses pour servir d’appât à un affût à tigres.
Le lieu choisi se présentait ainsi : un sentier de
montagne où le tigre laissait ses empreintes chaque nuit ; un ruisseau
presque à sec ; une berge assez haute pour y creuser un poste confortable.
Je fis donc attacher solidement la viande à un arbre entre le sentier et
l’affût, à six ou sept mètres de ce dernier, sur le sable du gué.
Le lendemain, en allant à la recherche d’une piste, je fis
un crochet jusqu’à l’appât et fus tout surpris de constater qu’un tigre était
passé par là au cours de la nuit, sans daigner s’arrêter. Dès ce moment, j’en
déduisis que mes chances étaient bien faibles. Le moyen gibier foisonnait dans
ce secteur, permettant à ong-cop de mépriser la viande morte, fût-elle de gaur (2),
quoi qu’en aient pu prétendre des confrères en saint Hubert qui disent que, par
paresse, le fauve va aux tables toutes servies.
Toutefois, comme on n’est jamais sûr de rien, je revins le
lendemain. L’appât avait été touché ..., mais si peu ! Je ne pouvais
cependant croire qu’en un lieu aussi peu fréquenté des humains le carnassier
eût, de nuit, été dérangé. Alors quoi ? ...
J’allai au campement, m’y équipai pour une veille de
vingt-quatre heures. J’espérais que le tigre, séduit par le parfum de la
charogne, viendrait sur celle-ci de jour, dans cette solitude. Il n’en fut
rien.
J’avais fait recouvrir la viande de branchages, afin de la
préserver des vautours, excessivement nombreux dans la région. Cette
sollicitude fut vaine. Une cinquantaine de ces répugnants voraces garnirent les
arbres de l’alentour. L’un suivant l’autre, ils descendaient vers la proie.
J’attachai à un bâton mon mouchoir, que je sortais et agitais par le créneau
pour les effrayer. Rien n’y fit et j’acquis la certitude que ces rapaces sont
presbytes à l’extrême, découvrant, le gibier à des hauteurs prodigieuses,
distinguant mal ce qui est près d’eux. J’étais furieux de voir l’appât diminuer
comme fond un bloc de glace au soleil et d’en conclure qu’avant la fin de
l’après-midi je n’aurais plus qu’à quitter la place. Je me vis donc obligé de
commencer le tir avec ma 22 long rifle (toujours à prendre, comme on le
voit, dans un affût diurne). Lorsque plusieurs eurent été culbutés, les autres,
rendus circonspects, ne quittèrent plus la cime des arbres, qu’ils
abandonnèrent finalement au crépuscule.
Là-dessus, à partir de quatorze heures, la pluie s’était
mise à tomber. Je n’avais pas prévu cela et le toit de mon abri n’avait pas été
confectionné en conséquence. Je fus trempé en un instant ..., mais
qu’importe lorsque l’espoir de voir un « royal » au bout de la
carabine vous tient !
Les heures passèrent ... les serpents aussi, dans le
feuillage du poste. Leurs sifflements me glaçaient encore plus que les averses.
Puis rien, rien que la pluie qui tombera jusqu’à deux heures du matin !
Heures pénibles et décevantes ! ... Pourtant, malgré les moustiques
qui me lardaient et le froid qui m’indisposait, je n’envisageai pas
d’abandonner la position avant le jour.
Vers quatre heures du matin, il me sembla entendre
faiblement, sur ma droite, crisser le sable du ruisseau. Le tigre était là, qui
avançait doucement, j’en étais persuadé. Enfin mes peines allaient recevoir
leur récompense ! Elles étaient oubliées déjà ...
Et je n’entendis plus rien ... Les minutes
passèrent ...
Brusquement, devant mon créneau, à quatre-vingts, cinquante
centimètres peut-être de mon visage, je vis le blanc des joues du tigre. Petit
recul ... Je ne puis tirer, ne m’attendant pas à cette apparition et ne
pouvant bouger mon arme. Mais je pense : « Vas-y, mon vieux ! Tu
ne peux me voir, ni me sentir (3) ... Tu es inquiet sans savoir
pourquoi ... Hé ! prends donc ton repas, c’est tout ce que je te
demande ! » Or il n’y alla point, se coucha sur le sable au pied de
mon affût et s’amusa, pendant un certain temps, à tirailler les branchages de
l’écran avec sa gueule ou ses griffes, je ne sais ... Ce que je sais, par
contre, c’est que je passai là un fichu quart d’heure ... Mais c’est comme
pour les bombardements : il faut avoir vécu cela pour se rendre compte de
l’effet produit.
Je ne pouvais tirer : impossible, en effet, de me
mettre debout dans mon dé à coudre pour envoyer la balle de haut en bas par le
créneau. Je ne voulais pas non plus tirer au jugé à travers l’écran : c’était
faire fuir la bête sans espoir de retour, car il eût fallu une chance
extraordinaire pour le tuer ainsi. J’avais toujours la latitude de décharger
mon arme s’il devenait agressif. D’ailleurs, j’espérais qu’après cette
démonstration fantaisiste il irait tout bonnement se mettre à table.
Déception encore une fois ! Il dédaigna le somptueux
repas que je lui avais préparé, partit par le même chemin qui l’avait amené. De
colère, je sortis du poste et battis à la lanterne tout l’alentour ...
hélas ! sans aucun succès.
Au petit jour, je pus faire les constatations qui
s’imposaient et demeurai pantois autant que furieux devant cette couche, longue
de deux mètres, marquée sur le sable et dont j’avais été à quelques dizaines de
centimètres pendant un temps qui m’avait paru interminable.
Quoi ! ce sont là tout de même de beaux
souvenirs !
Récits d’Allain le Broussard recueillis par
Marcel FAUCHOIS.
(1) Gaur (Bibos gaurus) : l’un des plus
imposants bovidés du globe. Taille pouvant dépasser 2 mètres au garrot,
poids avoisinant 1.500 kilogrammes. Robe rousse chez les jeunes, d’un noir
luisant chez l’adulte. Balzanes jaune-citron aux quatre pattes.
(2) La viande de gaur est d’une qualité rare, au moins aussi savoureuse que
celle du meilleur bœuf français. Elle est supérieure à celle du banteng, ou
bœuf sauvage, laquelle est cependant excellente. Toutefois, bien peu de
coloniaux sont qualifiés pour donner leur avis en la matière, gaurs et bantengs
se cantonnant en des endroits éloignés des grandes voies de communication.
(3) Le tigre, de même que les autres carnassiers sauvages, n’a pas l’odorat
fin. Il faut, pour l’émouvoir à distance, des émanations puissantes. En la
circonstance, la pluie avait noyé la faible émanation du chasseur.
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