Accueil  > Années 1948 et 1949  > N°619 Avril 1948  > Page 58 Tous droits réservés


Le « CHASSEUR FRANÇAIS » sollicite la collaboration de ses abonnés
et se fait un plaisir de publier les articles intéressants qui lui sont adressés.

Gros gibier d'Amérique

Le guanaco

Appartenant à la famille des lamas, le guanaco, espèce essentiellement sauvage, en diffère pourtant sensiblement. Si, par la tête et le cou, il se rapproche de son cousin domestiqué, son corps plus élancé, sa large poitrine au poil gris auréolé de blanc, ses longues pattes en font un pur sang taillé pour la course.

Sa tête grise, au poil fin, est illuminée par de grands yeux noirs qui semblent toujours scruter les horizons lointains. La laine du cou et du dos est épaisse, rousse et fine. L’état de propreté de tout son corps est extrême, sa chair est succulente.

Les spécimens de guanacos existant dans les jardins zoologiques, pauvres bêtes détachées de leurs mères sauvages, capturées toutes petites, élevées derrière des clôtures, sous un climat qui n’est pas le leur, ne peuvent guère donner une idée des superbes animaux que l’on rencontre dans les immensités désertes de l’Amérique du Sud.

Le guanaco se trouve dans toutes les contrées non peuplées de cette partie du continent américain : dans les forêts du Chaco aussi bien qu’en Patagonie, dans les plaines comme dans la Cordillère des Andes, et, puisque nous mentionnons ces impressionnantes montagnes, notons, en passant, que le guanaco, sur les hautes cimes, y possède une cousine, plus frêle et plus légère encore : la vigogne. La laine de celle-ci est de même couleur rousse et frisée ; elle est très recherchée et sert à confectionner les ponchos tissés sur les archaïques métiers indiens. Ils sont destinés aux riches « campesinos ». La vigogne devient, du reste, un animal de plus en plus rare.

En l’année 1910, étant alors ingénieur aux chemins de fer de l’État argentin, j’étais chargé de l’étude de la ligne de Quimili au Nord-Est. Je me trouvais approximativement par 27°20’ de latitude sud et 61°30’ de longitude ouest de Greenwich. La ligne devait se construire dans une plaine boisée complètement inhabitée, si on en excepte Las Unidas, estancia située à 76 kilomètres de Quimili et qui avait récemment été implantée là pour justifier le passage du chemin de fer en ces lieux. Le rancho de cette estancia, occupé par quelques gauchos, ne manquait d’ailleurs ni de pittoresque, ni d’imprévu : la toiture de chaume et de terre était couronnée de crânes de jaguars et de pumas. Il s’en tuait une dizaine dans l’année. Les repas que j’y prenais parfois m’y amenaient des convives inattendus : des autruches (« nandus ») ne manquaient jamais pareil rendez-vous. Puis, timidement, deux petits guanacos, de la taille d’une chèvre, capturés quelques mois auparavant, venaient aussi quémander leur part de « galletas ». Sympathiques petites bêtes, séparées à la course de leur mère et qui, insouciantes, se laissaient vivre et caresser.

Dans un « corral », un gros guanaco mâle était en pénitence. Lui aussi, pris tout jeune, avait grandi en captivité. À certaines époques, il devenait combatif : il rabattait alors ses longues oreilles en arrière, s’avançait vers le visiteur qui ne lui plaisait pas, lui crachait au visage, le bousculait d’un coup de poitrail et cherchait à le piétiner. Les gauchos du lieu s’étant amusés une fois à le seller et à le monter, la plaisanterie ne dut pas être de son goût, car, le lendemain, il disparut pour toujours.

Pour le tracé de la ligne, nous étions amenés à faire, dans la traversée des parties en forêt, ce que l’on nomme là-bas une « picada », c’est-à-dire une saignée dans la végétation ; celle-ci était nécessaire pour l’usage du tachéomètre et du niveau. Elle permettait d’y passer à cheval, en prenant toutefois certaines précautions pour éviter les grosses branches à la hauteur de la tête. Lorsque nous nous rendions au travail et que nous avions à parcourir une picada, nous le faisions le plus silencieusement possible avant de déboucher dans une clairière. Souvent, en effet, nous y rencontrions du gibier en train de paître ou de s’y reposer. Celui-ci, attentif à ce qui se passait en terrain découvert, était sans méfiance du côté de la forêt près de laquelle il se tenait. J’ai réussi ainsi de beaux coups de carabine sur des cerfs, des chevreuils ou apparentés, des autruches, et même, une fois, sur un beau mâle de guanaco tiré à quatre cents mètres.

Dans cette région, les guanacos se rencontraient assez fréquemment par bandes de quatre à dix individus ; toujours en éveil et très sauvages, ils partaient à six ou huit cents mètres. Il existait aussi des bandes de plusieurs centaines de ces animaux ; mais elles se retiraient de plus en plus vers le nord aussitôt qu’elles avaient deviné la présence d’êtres humains. Toujours un vieux mâle veillait sur la tribu endormie ; souvent je ne pouvais les apercevoir ; il fallait la vue exercée de mes gens pour les voir s’enfuir à un kilomètre. C’est alors que, parfois, la chasse commençait, une chasse à courre inoubliable et que peut-être je pourrai conter dans un prochain récit.

Léon VUILLAME.

Le Chasseur Français N°619 Avril 1948 Page 58