Le grave problème des subsistances est à l’ordre du
jour ; la presse nous entretient, quotidiennement, des décisions prises
par le gouvernement, des « validations » de tickets et autres
questions d’importance que l’on peut, hélas, sans exagération, qualifier de
vitales.
Nos ancêtres ont, eux aussi, connu, à plusieurs, reprises,
les affres de la faim, les files d’attente devant les boutiques entr’ouvertes,
les feuilles de papier permettant de donner — généreusement si nous les
comparons aux nôtres — un peu de pain ou de viande à la famille.
L’ancien régime a eu, de temps à autre, à se préoccuper du
pain, par suite d’années de disette exceptionnelles, mais ce fut principalement
sous la première République que la France entière souffrit de la famine et
goûta, pour la première fois, aux douceurs du dirigisme. La guerre, le blocus
qui nous empêchaient de recevoir des produits étrangers ou coloniaux, la
monnaie défaillante (les assignats contribuaient à rendre le ravitaillement
difficile), les lois draconiennes amenèrent — comme de nos jours — le
marché noir, l’agiotage.
Nous retrouvons à partir de 1793 ce que nous voyons
aujourd’hui. Et d’abord les cartes ... Celle de pain fut essayée en 1793,
à Paris ; bientôt d’autres villes imitèrent la capitale ; comme en
1948, ces coupons donnaient lieu, écrit l’historien Albert Mathiez, à des
fraudes. C’est aussi la Commune de Paris qui institua la carte de viande ;
certaines sections créèrent celle de sucre, dont le commerce devint réglementé.
À Besançon, la ville décida que cette denrée précieuse — qui alors
provenait de nos colonies, puisque le sucre de betterave était encore inconnu
— ne serait délivrée que contre des bons signés par les médecins. Dès
1792, on l’avait payée des prix très élevés, et la population parisienne
cependant avait acheté, négligeant les conseils suivants, publiés par un
journal du temps et signés de Desloges, sourd et muet : « C’est donc
vous, mesdames, citoyennes de Paris, qui, pour du sucre, violez les droits les
plus sacrés de la propriété et qui vous rendez parjures à la Constitution sous
laquelle vous avez promis de vivre libres ou mourir ... Prenez
publiquement une ferme résolution de ne plus faire usage de sucre et de café
jusqu’à ce que ces deux denrées de besoins factices (sic) soient
remises à l’ancien prix, et je vous prédis qu’avant cinq ou six mois le sucre
ne vous coûtera que 12 ou 15 sous la livre. »
Un peu partout, on rationna le sel, l’huile, le savon, le
beurre, les œufs, la chandelle. À Senlis, la ville distribuait par décade six
œufs par habitant ; dans la Vienne, un permis municipal, d’après Mathiez,
était nécessaire pour acheter du savon.
Les rations étaient toutefois plus élevées que les nôtres.
Boissy d’Anglas avait proposé, afin d’éviter les gaspillages, que l’on
distribuât chaque jour une livre de pain par tête ; Romme suggéra, suivant
Thiers, de porter la ration des ouvriers à une livre et demie ; on
admettait donc déjà des travailleurs de force. En 1795, écrit G. Lefebvre,
la population parisienne ne reçut qu’un quart de livre de pain par tête, avec
un peu de riz, jusqu’à la fin de messidor. Quant aux autres vivres, un arrêté
accorda mensuellement aux fonctionnaires, aux rentiers et aux ouvriers
« quatre livres de morue et salaisons, une livre de sucre, un savon et une
demi-livre d’huile ». Les bouchers, eux, tous les cinq jours devaient
débiter une demi-livre de viande à chaque client.
La Révolution n’ignora pas non plus les
« succédanés » ; le pain fut additionné de seigle, de légumes,
d’avoine, d’escourgeon, etc. ; on remplaça le café par des glands et
autres « ersatz ».
Afin de limiter la consommation de la farine, certains
départements interdirent le pain bénit et la pâtisserie. Le 25 brumaire an II
(15 novembre 1793), la société révolutionnaire des Sans-Culottes invita la
municipalité de Paris à interdire la vente de tous ouvrages de pâtisserie. À
Metz, un certain Wacquant, dès 1790, fit imprimer une plaquette conseillant au
public l’usage du bris d’avoine en guise de pain, comme plus économique que celui-ci,
en réalité afin de restreindre l’emploi de la farine.
Les officiers municipaux font des visites domiciliaires, des
perquisitions, saisissent des denrées contingentées ; nous avons là les
ancêtres de notre contrôle économique. Les commerçants qui violent la loi sont
jetés en prison comme suspects, et, à cette époque, ce titre conduit, le plus
souvent, son possesseur à l’échafaud. On traque même les cultivateurs sur les
routes. Le 11 nivôse an II, un marchand de la Mayenne est
appréhendé : il portait dans un panier du beurre et des œufs qu’il vendait
au-dessus du maximum, c’est-à-dire du prix fixé par le gouvernement. Les
fermiers qui l’approvisionnaient eurent le même sort. À Dinan, le maire, devant
la pénurie de légumes, décida d’acheter en Hollande des pommes de terre et des
grains. Le blé se vendit bien, au-dessous des cours. « Quant aux pommes de
terre, écrit le magistrat municipal, on les donnait gratuitement aux indigents.
Ces tubercules, peu ou point connus à cette époque, n’étaient considérés que comme
bons pour la nourriture des animaux.
« Plusieurs personnes, quoiqu’on les leur donnât
gratis, les repoussaient avec dédain, en disant : Nous prend-on pour des
porcs ? Volontiers on les eût jetées à la tête des distributeurs
bénévoles. » Cette opération fut mauvaise pour les caisses de la
ville ; il y eut plus de quatre mille francs de déficit, somme énorme eu
égard à la valeur de la monnaie. Ce qui n’empêcha pas le peuple d’accuser ses
administrateurs d’avoir réalisé là une bonne affaire. Le maire et deux de ses
adjoints payèrent de leur poche la différence. Ce fait paraît à peu près unique
dans les annales des restrictions alimentaires en France.
Roger VAULTIER.
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