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En suivant le ruisseau

Sortant de la petite ville, Garrigue passa la passerelle de Saint-Marcellin et se mit à longer le ruisseau qui, descendant des terres hautes, s’écoule entre la grand’route d’un côté et le chemin de l’autre. L’après-midi était clair, ensoleillé et d’un calme profond. La lumière se jouait à travers les frondaisons du petit bois de châtaigniers qui surplombe le ruisselet. Les grandes feuilles, moitié or, moitié rouille, quelques-unes avec, encore, un beau vert pâli par un rayon qui filtrait au travers, s’étalaient comme de larges mains lumineuses. Parfois une châtaigne se détachait, tombait avec un petit bruit mou et roulait, en rebondissant, jusqu’au bas de la pente parmi les grandes fougères dentelées et la mousse épaisse, où, par-ci par-là, perçait la petite ombelle jaune des girolles. Le long du ruisseau, les arbres avaient encore tout leur feuillage : les vernes, sombres et touffus, les frênes plus clairs et déjà pâlis par l’automne et, de loin en loin, quelque grand peuplier dressant dans le ciel bleu son immense cierge d’or.

Le chasseur allait à pas feutrés, cherchant à découvrir les grives qui fuyaient d’un arbre à l’autre, en poussant leur léger « tstt, tstt » effarouché. Car on était au 20 octobre, date habituelle de l’arrivée des petites voyageuses au plastron moucheté. Dès le début du mois, il arrive bien que l’on en rencontre quelque spécimen, mais ce ne sont là qu’avant-gardes clairsemées, le gros de la troupe n’arrivant qu’au cours de la troisième semaine. Le matin, dès le petit jour, c’est la chasse au poste, « à la cabane », lorsque les oiseaux vont à la pâture sur les sorbiers ou les alisiers ; l’après-midi, c’est la poursuite à l’approche, plus difficile et moins fructueuse. De temps à autre, notre chasseur s’arrêtait, cherchant des yeux à découvrir, dans la masse feuillue des frondaisons, la petite silhouette brune et immobile de la grive. Il l’avait vue piquer dans l’arbre, ses yeux n’avaient pas perdu le point où elle était entrée, et il fallait, à présent, arriver à l’apercevoir. Parfois il hésitait quelques minutes : était-ce bien elle ? Mais, lorsqu’il en avait la certitude et allait lever son arme, la coquine filait par l’autre côté de l’arbre, et c’était à recommencer. Cependant, quelquefois, l’une d’elles payait de sa vie son imprudence d’avoir bougé sa petite tête aux aguets ou passé d’une branche à l’autre. Et son petit corps tombait sur le pré, récompensant ainsi l’adresse et la patience du chasseur. Il en avait deux ou trois dans son filet quand un merle, à grands cris apeurés, s’envola au-dessus de la prairie ; son vol rapide fut arrêté par le plomb.

On arrivait aux Hyvernoux. Quelques geais, qui cherchaient à terre les faines tombées d’un grand fayard, s’enfuirent en criant vers le bosquet voisin, l’un d’eux allant se percher tout au haut d’un sapin. Le chien, qui suivait l’autre rive, se mit soudain à l’arrêt à l’endroit même d’où les oiseaux s’étaient envolés. Garrigue, croyant à l’arrêt sur cette piste chaude, continua son chemin ; mais le chien ne bougeait toujours pas. Il y avait certainement autre chose. Notre homme rebroussa chemin et, machinalement, frappa du bout de son fusil un petit roncier, au pied d’un verne. Ce fut un capucin qui déboula sur le pré nu. Il n’alla pas loin, car une belle cabriole mit fin à sa course affolée. Le chasseur, le dos alourdi de ses six à sept livres, reprit sa chasse au petit gibier si heureusement interrompue. Car c’est chose commune à la chasse, où le hasard fait beaucoup de choses et met de l’imprévu dans la moindre sortie.

« Tstt ! Tstt ! » Une grive s’envola d’un carré de genêts et piqua vers un bosquet de pins qui, à une portée de fusil, mettait sa tache sombre sur le fond immaculé du ciel. Le chasseur l’y poursuivit, passa, tête levée et doigt sur la détente, d’un arbre à l’autre pour y découvrir la maligne. Là, c’était plus difficile, car une pomme de pin présente, souvent, la même silhouette que l’oiseau tapi sur une branche, tête entre les épaules. Enfin il s’arrêta, et un coup de feu ébranla le silence ; il ne tomba que quelques aiguilles de pin, tandis que la grive s’envolait de l’arbre voisin.

Garrigue, ainsi, poursuivait sa chasse, buvant à pleins poumons l’air pur de cette exquise journée d’automne. Le chien quêtait à droite, à gauche, nez haut, suivant les haies, entrant au taillis où tranchait le blanc de sa robe, passant d’un bord de ruisseau à l’autre, infatigable et heureux comme son maître. Encore un merle, puis une autre grive vinrent accroître le butin. Et le chasseur, montant un pré en pente, atteignit la chaussée du canal souterrain qui, à travers champs et bois, contournant les coteaux et franchissant les vallons, soit par aqueducs, soit par siphons, amène l’eau fraîche et pure du Lignon jusqu’à la grande cité stéphanoise.

Il s’assit un moment pour reposer ses épaules alourdies du poids de son lièvre. Devant lui s’étendaient les terres dénudées, les unes déjà labourées, d’autres où l’on arrachait les dernières pommes de terre. À droite, un attelage labourait ; lentement, les deux bêtes, tête baissée, tiraient la charrue, qui ouvrait la glèbe d’un grand sillon brun. Dans un pré voisin, des vaches paissaient, mufle à terre et presque immobiles. Quelques corbeaux mettaient des taches noires sur le tapis vert de la prairie. Les alouettes voltigeaient au-dessus du labour, se posaient, couraient le long des sillons, puis s’envolaient en bande, remontant dans l’air limpide et pur qui retentissait de leurs cris joyeux. Le chasseur s’amusait à les suivre des yeux quand, du bois proche, arriva à bonne hauteur une grive qui vint passer juste au-dessus de lui. Ce fut un beau « coup du roi » qui dégringola l’oiseau presque à ses pieds.

Alors il se remit en chasse, puis rentra au bois, où il pensait trouver quelques champignons. Sur la mousse épaisse et molle, son regard se posait lentement, cherchant à découvrir la tête brune des bolets, le chapeau gris des petits charbonniers ou les canaris couleur de citron, quand un fracas d’ailes troubla le grand silence des futaies : quelques ramiers dérangés, mais qu’il ne put tirer. Puis le calme revint, ce calme profond, immense et pur qui naît de la splendeur des sous-bois, de la pénombre des soirs d’automne prompts à venir et du mystère des taillis, où sont les bêtes invisibles. Pas un bruit, pas un souffle de vent, rien ne venait en troubler la paix sereine aux approches de cette fin de jour. Bientôt la lumière commença à se voiler. Déjà montait des bas-fonds la brume qui recouvrait la ville dont fumaient les toits. Des troupeaux rentrèrent, poussés par les abois des chiens. Les oiseaux gagnaient les bois : taches blanches et noires des pies, geais gavés de faines et de glands, corneilles dont le bout des ailes s’écarte comme une main, piverts au vol plongeant, parfois un merle, noir et rapide, passant haut et les grives quittant haies et prairies pour les perchoirs des grands pins. Des oisillons aussi passaient par petites bandes : verdiers, pinsons, qui allaient eux aussi chercher l’abri nocturne des sous-bois. Les alouettes étaient déjà blotties dans les sillons ou les herbes des chaumes. L’air tout d’un coup fraîchit, comme il arrive dès que le soleil s’est caché.

Alors, coupant à travers champs que son chien battait encore au-devant de lui, Garrigue gagna le chemin qui descendait vers le bourg. Il passa les quelques maisons des Ages, vieilles fermes où des lumières commençaient à s’allumer tandis que les étables retentissaient de bruits de chaînes remuées et du meuglement des bêtes que l’on allait traire. Puis, au bas de la côte, il se retrouva sur le petit pont qu’il avait franchi quelques heures plus tôt. Et ce furent les premières maisons de la ville.

FRIMAIRE.

Le Chasseur Français N°620 Juin 1948 Page 100