— Du gibier, me dit le restaurateur en renom,
mais je ne vois pas pourquoi je n’en servirais pas toute l’année !
Et, comme je m’étonnais, pensant aux périodes de fermeture,
il me poussa du coude en riant :
— Farceur, vous oubliez ma chambre froide.
En effet, sa maison comme la plupart des grands hôtels et
des exploitations importantes, se double d’un vaste frigorifique qu’il a fait
bâtir récemment — avec les bénéfices des mauvaises années, comme il se
plaît à dire — et où quatre ou cinq bœufs tiennent à l’aise. Tableau
électrique, groupe moto-compresseur, murailles doublées d’une épaisse couche de
liège, rien n’y a été ménagé. Je sais par expérience que la température y est
véritablement arctique, car souvent, l’été, je lui demande l’hospitalité pour quelques
truites, qui en ressortent, le lendemain, tellement gelées qu’on peut les
soulever horizontalement en les tenant par le bout de la queue.
— Mon bon, voilà la musique : à l’ouverture,
j’achète ostensiblement une bonne quantité de gibier, que je fourre dans mon
frigo. J’en sers évidemment à mes clients, mais je renouvelle ma provision de
façon à avoir toujours mon compte. Quelques jours avant la fermeture, je fais
une seconde rafle. Tout le monde vous dira dans le pays que, le soir du dernier
dimanche de chasse, j’ai acheté douze lièvres — et à quel prix ! Avec
ça, je suis paré.
» Je sais bien qu’il y a une loi interdisant de vendre
ou de colporter le gibier en temps prohibé, mais je n’en vends pas : je
propose simplement à mes clients, comme hors-d’œuvre, mon pâté maison. Pâté de
lièvre, évidemment, mais dont je tire les éléments de mon frigo. Quant au
colportage, il n’en est pas question : le transfert du gibier d’une annexe
de mon restaurant dans la cuisine attenante ne peut s’appeler ainsi : il
n’y a qu’une porte à ouvrir.
— Et vos douze lièvres vous dureront comme cela jusqu’à
l’ouverture ?
— Parfaitement.
— Vous devez en mettre bien peu dans chaque pâté !
Le patron haussa les épaules, tailla une large tranche dans une terrine et
poussa l’assiette vers moi en disant simplement :
— Goûtez-moi ça !
Pour du lièvre, c’était du lièvre, et on ne l’avait pas
plaint. Je me retournai vers mon hôte avec un bon sourire.
— Allons, vieille canaille, dites-moi un peu combien
vous avez ajouté de lièvres aux douze de votre dernier marché ?
— Quarante-neuf, fit-il sans sourciller. Vous comprenez
je ne suis pas assez bête pour mettre sur ma carte « civet de
lièvre » pour me faire pincer. Je m’en tiens à mon pâté. Tous mes habitués
le connaissent. Officiellement, je le fais avec du veau mariné et du lapin de
basse-cour « façon lièvre ». Vous voyez par vous-même que c’est bien
imité. Du civet, j’en ferai pour quelques amis. J’en ai promis un pour le jour
de Pâques. Ils viendront le chercher avec une casserole, ni vu ni connu ;
mais je n’y tiens pas. L’an dernier, j’avais fait du perdreau, mais ça risque
trop : j’en ai simplement une douzaine, pour le petit dîner qu’on offrira
à notre député.
Je n’ai pas voulu savoir si mon ami se vantait, et si ces
perdreaux avaient vraiment cette destination semi-officielle. J’aime mieux
croire qu’il n’est qu’un farceur doublé d’un gourmand, et qui désire savourer
égoïstement ses perdreaux un à un, en tête à tête avec une vieille bouteille.
Quoique, en bien des occasions, ce que j’ai pu savoir de certains menus
dégustés par d’éminents personnages m’ait laissé rêveur.
Il n’en reste pas moins que la question du frigorifique
existe et constitue un des éléments primordiaux du braconnage moderne.
Dernièrement, dans l’Isère, un éminent cuisinier m’a montré un cuissot de
chamois en « poil d’hiver », botté de fourrure noire, et
manifestement prélevé vers février-mars sur un beau bouc en pelage de grand
froid.
— Je l’ai en frigo depuis le 12 octobre.
Sans doute cette bête perfectionnée, brun rouge au moment de
sa mort, avait-elle suivi docilement l’évolution des saisons. En plaidant le
faux pour savoir le vrai, je suis arrivé sans nulle peine à savoir que cette
bête avait été descendue huit jours avant « pour un mariage » par un
de mes confrères, un auteur qui, dans le livre comme dans la presse, ne cesse
de gémir sur la disparition du chamois et de réclamer sa protection. La vie de
ce monde est parfois bien pittoresque.
Autrefois, les bracos se faisaient prendre la plupart du
temps grâce à la précipitation avec laquelle ils étaient obligés de disposer de
leurs captures, qui ne se conservent pas fraîches indéfiniment. Maintenant,
tout est changé : une fois le gibier en chambre froide, il est censé avoir
été tué au cours de la période légale. Il a gagné un refuge, comme ces enfants
qui jouent à cachette et qui ne sont plus poursuivis s’ils réussissent à gagner
le « camp ». Plus tard, on aura tout le temps de le vendre sans
risques, quand on sera sûr qu’aucun fâcheux n’interviendra.
Si l’on veut pousser plus loin cette petite enquête, on peut
s’apercevoir que, dans les grandes villes où existent d’immenses frigorifiques
municipaux qui acceptent de conserver des denrées pour les particuliers, on ne
demande aucune explication au déposant qui amène un paquet bien ficelé, qui
contient aussi bien une paire de faisans qu’un gigot de mouton. Au moment du
retrait, le colis sera livré sans questions indiscrètes, contre simple paiement
du droit de dépôt. C’est donc en pleine sécurité que le gibier, tire en temps prohibé,
peut être entreposé à l’abri de tout dégât et de toutes investigations des
gardes ou des gendarmes, en attendant la clientèle qui voudra bien le payer le
prix maximum !
À cela que faire ?
Tous les lièvres ne sont pas comme le lièvre de montagne,
qui, gris roux à l’époque de la chasse, devient blanc en hiver, ou comme la
perdrix blanche sur les ailes de laquelle on peut suivre la course des semaines
d’automne à la disparition des plumes grises. S’il existe des lois sur la
chasse, il n’y a aucun texte interdisant à un particulier de conserver du
gibier en chambre froide au delà du jour da la fermeture. En admettant
— par extraordinaire — que le Parquet, à la suite de la plainte d’une
société de chasse ou d’un propriétaire de terrains, signe un mandat de
perquisition, qu’adviendra-t-il ? On trouvera du gibier stocké dans un
frigo, mais il faut faire deux preuves avant d’engager la moindre
poursuite :
1° Que le gibier a été entreposé à une date postérieure à la fermeture ;
2° Que son propriétaire le destine au commerce, et non à sa consommation familiale.
Car, de même qu’un chasseur peut, cinq ou six jours après la
clôture, manger un civet parfaitement à point, il est également en droit de
différer ce gibier s’il dispose d’un moyen de conservation. Et, s’il lui plaît
d’échelonner dix lièvres sur dix semaines, il peut le faire, la loi en main, à
la barbe des gardes, des gendarmes et des fédérations.
Il semble que le problème soit parfaitement insoluble.
Certains penseront, surtout dans les campagnes éloignées des grandes villes et
des centres de tourisme, que voici en vérité beaucoup de bruit pour rien. Mais,
dans des régions célèbres à la fois pour être des pays de chasse et des
pèlerinages gastronomiques, comme la Touraine, le Berry, la Bresse, l’Alsace, la
présence d’un certain nombre de restaurants bien achalandés, au milieu de
chasses giboyeuses, même si les maîtres-queux ont la prudence de s’en tenir au « pâté
maison », se traduira par le prélèvement en période de fermeture de pas
mal de centaines de reproducteurs. Ensuite, en septembre, les chasseurs
s’aborderont d’un air maussade, en affirmant à qui mieux mieux que la plaine
est vide ...
Il serait intéressant de savoir si la question de la
détention de gibier mort, artificiellement conservé, en l’absence de toute
preuve ou présomption permettant d’établir qu’il n’a point été mis en réserve
avant la fermeture, a déjà été portée devant les tribunaux, et, dans ce cas,
quelle a été la décision intervenue. À notre connaissance, il n’y a aucune
jurisprudence sur ce point. Mais nous serions reconnaissants à ceux de nos
lecteurs qui auraient eu vent de quelques jugements en la matière de nous les
communiquer. Il serait profitable également d’avoir l’opinion de la profession
hôtelière, dont de nombreux membres, certainement, conservent au froid quelques
belles pièces et les servent quelques semaines plus tard à leurs clients en
toute bonne foi, absolument persuadés de ne commettre aucun délit ... et
cependant s’exposent à des poursuites.
Comme la question présente intéresse non seulement les
chasseurs et les sociétés de chasse, au sujet du peuplement en gibier, mais
aussi l’hôtellerie tout entière, nous aimerions recevoir à ce sujet l’opinion
de personnes autorisées que nous soumettrions à nos lecteurs dans un prochain
article.
Pierre MÉLON.
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