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Histoire de Camargue

Un animal dangereux

Est-il un chasseur pour ignorer la diversité de son gibier ? Qui donc ne connaîtrait les vols passant en son ciel, au-dessus des sables et des étangs, descendant sur ses lônes, depuis le plus noble, le grand cygne héraldique que les rudes hivers amènent des lacs Scandinaves, jusqu’aux aigrettes immaculées, aux élégantes avocettes, aux échasses si fines en leur bel habit de cérémonie, à tous ces oiseaux de printemps que les beaux jours font remonter des rives africaines pour déployer sur nos grèves leur livrée nuptiale ? Tout cela, peu ou prou, chacun le sait.

Sur les bêtes féroces, l’on est souvent moins calé. Si l’on a cité la longue couleuvre à quatre raies, ogre de nos lapins, si l’on se souvient de ce que, dans les colonnes du Chasseur Français, Albert Hugues a magistralement traité des derniers jours de feu le Loup, si l’on a rappelé que le moustique existe toujours, hélas ! — à mon tableau, j’en ai plus que de cygnes, — l’on croit avoir tout dit.

Non, tout n’est pas dit, les annales des Cabanes des Enfores, où je chassais jadis, conservent le souvenir d’une bête redoutable, et, dès que son nom viendra sous ma plume, chacun se récriera : « Eh ! comment n’y avais-je pas pensé ! »

En ces temps déjà reculés, Marseille comptait parmi ses fils un chasseur sur le retour, à qui son démon de midi avait mis au cœur une passion brûlante pour la chaste Diane.

Depuis maintes années, le seigneur Raton promenait derrière les bocaux verts et rouges de son officine une jolie barbichette blanche court taillée, où le sourire commercial naissait de lui-même à l’entrée du client. Un jour, ce fut la Fortune qui entra dans la boutique, son bandeau sur l’œil. Comme tout pharmacien marseillais qui se respecte, Raton venait d’inventer une drogue contre le mal de mer, souveraine à l’entendre : « la pacifiquette ». Le goût de la dépense lui vint avec l’argent, mais pas si bête que d’aller le dilapider en bourse, l’effeuiller chez les belles, ou le galvauder à la pétanque et la belote !

Ce potard s’était toujours senti l’âme d’un Nemrod, il s’offrit de vivre son rêve. Il s’abonna à une revue de chasse, fit peindre aux portières de sa Vivasport une magnifique tête de cerf avec la Croix de Saint-Hubert, s’habilla de velours chez West End, orna son feutre d’une queue de faisan menaçant le ciel, commanda un fusil triple choke chez son voisin Gatimel, et s’en fut choisir chez un bourrelier des Accoules un de ces formidables carniers provençaux, où entre la peau de tout un veau, enjolivé d’un lacis de filoches, de cuivres, de potences à gibier, un monument où loger un baudet tout entier, sans en laisser passer même une oreille. Ce n’était pas de trop pour son futur gibier. Enfin, chez Foâ l’antiquaire il s’offrit un cor d’ivoire, rival de la trompe avec laquelle le Capitaine de Port, aux jours de brouillard, guide ses bateaux vers les passes de La Joliette en faisant :

« Tout ... Toûoû ... oûtt ! »

Raton assurait même qu’à sa facture était joint un parchemin authentifiant son « tututt » comme étant le propre olifant de Roland miraculeusement retrouvé à Roncevaux. Il me l’a dit, mais je n’affirme rien.

Après quoi, il prit pour l’ouverture une action à la « Diane Merliflore », entre le mas de Merle et les jasses de Suffren, en rase Crau, en un site enchanteur, rappelant les coins les plus riants de l’Arabie Pétrée, où, dans les jours torrides d’été, l’ombre des poteaux télégraphiques verse des oasis de fraîcheur.

Sa première année fut modeste — nous savons ce que c’est, nous fûmes tous des débutants ... Un matin, pourtant, où la Viva venait de croiser un mulet au long d’une draille poussiéreuse, elle stoppa brusquement : sur un des « laissés » du ministre, une grosse alouette à casque picorait un grain d’avoine. Le bout du fusil, suivi d’une barbiche immaculée, émergea au-dessus du pare-brise, et l’innocente roula foudroyée. Raton descendit, les jambes flageolantes, l’âme en folie, il arracha de son feutre la belle queue de faisan, la sema d’un geste large à tous les vents et planta fièrement à sa place une mince plume grise de l’humble coquillarde : une grande passion ne se mesure pas au poids de ses victimes.

La deuxième année, ce fut mieux. Un traquet motteux sautillait de touffe en caillou, de motte en brindille, redressait un instant sa silhouette légère, s’envolait en montrant son cul blanc, pour se remettre un peu plus loin et reprendre son jeu. Cent pas derrière lui, l’homme avançait, crispé vers sa proie ; il progressait sans bruit, d’un brin d’hysope à un plant de thym, par souples bonds de chat. L’oiseau, lassé, s’arrêta sous l’ombre d’un fenouil. L’homme vint à portée, un rictus diabolique effaça la candeur de la barbe d’argent, l’oiseau haussait le col pour flûter sa chansonnette lorsqu’un coup de 4 la rentra dans sa gorge sanglante — du 4 de Marseille, du 2 de Paris.

La troisième année fut superbe. Un jour de rabat où le mistral « bouffait à rafales » et lançait les gros rouges d’arrière-saison ainsi que des bolides, une compagnie emportée dans le vent passa à trois portées de fusil. Pan ! pan ! deux oiseaux tombèrent sec et rebondirent sur la terre caillouteuse. Raton ne se connaissait plus.

Il y a toujours de méchantes gens : mon grand camarade, l’ami Guigues, mon frère d’armes, qui parfois chassait au Merle, eut bien le front d’affirmer qu’à l’instant du pan ! pan ! il avait vu la compagnie éclater dans une ligne de transport de force. Il me l’a dit, mais je ne l’ai pas cru : pour « la concurrence », mon vieux frère a l’imagination mauvaise !

Or il advint qu’en ce temps-là un correspondant que j’avais à Madagascar, le sieur Coquinaud, eut à venir en France. Il débarqua muni d’une cargaison de mignons crocodiles empaillés, longs d’une toise, article pour touristes dont il fit largesse à ses relations. J’eus le mien. Il advint aussi que Guigues se trouva quelque obligation envers Raton : « Je l’inviterai pour dimanche aux Enfores, me confia-t-il, nous irons y coucher le samedi. » Et, plus bas, se penchant vers moi — les murs ont des oreilles, — il murmura quelque chose à la mienne.

Le souper du samedi fut parfait. Julie avait tenu la main à l’honneur de notre Cabane. Au café, l’ambiance était bonne, et notre hôte en confiance. Lacroix, le garde, traînant ses sabots marins, s’en vint fumer une pipe au coin du feu, siroter un gloria et faire son rapport.

— Pour demain, dit-il, le vent est placé comme il faut, il tourne au mistral, cela pourrait marcher, surtout que, tous ces jours, il est venu assez bien de canards à la Grand’baïsse et aussi de sarcelles.

— Du canard, c’est parfait, coupa mon vieux frère, mais du castor, Lacroix ? du castor, il en est arrivé ? et du phoque ?

— Heu ... pas trop ces temps, moussu Guigues, mais, avec ce froid qui commence à piquer, demain vous pourriez en voir quelqu’un.

— Hein ? du castor ? fit Raton, les yeux éberlués.

— Bien sûr, du castor, vous ne le saviez pas ? et du phoque et des loutres aussi. Tenez, pas plus tard que l’an passé, je me suis vu avec un colroux qui flottait devant mon poste, le ventre en l’air ; eh bien ! tant elles voulaient me le prendre, qu’il m’a fallu me battre pour l’avoir, et qu’à la fin cela tournait mal. Et même, méfiez-vous si cela vous arrivait ; en pareil cas, on les a vues devenir mauvaises. À propos, Gatimel vous a bien mis quelques chevrotines au moins ? Elles pourraient vous faire besoin.

— Des chevrotines ? Non, non ... je ne savais pas, s’excusa notre homme, vaguement honteux. Guigues, sévère, fronça le sourcil :

— Tant pis, tant pis, c’est dommage ...

Puis, comme il jugeait l’affaire suffisamment amorcée, il parla d’aller se mettre au lit.

Au réveil, notre hôte entra dans la salle, le teint brouillé, les yeux gonfles ; visiblement, il avait mal dormi.

— Pour les chevrotines ..., commença-t-il.

Guigues, bon prince, le consola :

— Ça va, ça va, ne vous en faites pas, cela marchera tout de même, vous verrez tout à l’heure.

L’aube nous trouva aux postes de la petite anse de la Brume, au delà desquels la Grand’baïsse déploie sa nappe claire. Mon complice gardait au nord la pointe du Bramabiou. Moi, je tenais au midi celle des Tétons de la Garcelette. Raton, prêt à tout, s’était enfoui dans la cuve de la Brume, barrant le fond du golfe. Ciel vif, un bon petit mistralet poussait devant moi le clapotis des lames courtes, amenant un friselis de glaçons, et, par instants, lançait un paquet d’embruns jusqu’à mon agachon. Les vols pressés rentraient du Levant. Je voyais le fusil de mon camarade émerger de son tamaris, les points noirs se décrochaient des voliers, et le vent m’apportait le choc lourd des colverts heurtant le sable. À la Brume aussi, Raton faisait pan-pan, mais sans rien obtenir d’autre que des chandelles. Pour moi, je me défendais : entre les deux.

Enfin, à l’Orient, le soleil rouge émergea des sombres enganes et mit son miroir au luisant des sansouires. La rentrée s’achevait, notre heure était venue ...

À deux pas devant mon poste, un tronc d’arbre dormait échoué sur le sable, comme ses frères somnolent là-bas dans la vase des estuaires malgaches. Je le réveillai en lui piquant les fesses avec un long bâton, une ficelle accrochée aux terribles dents du monstre se tendit, tira, le déhala ; la bête se coula silencieusement à l’eau et s’en fut vers sa destinée. Au gré du mince cordeau, le caïman stoppait, repartait contre la lame, ralentissait, piquait une pointe, se reprenait à musarder. La vague giflait sa redoutable mâchoire, et son échine avait des ondulations de dauphin se jouant dans les flots. La nage souple de la bête l’amena au large de la Brume, où Raton, médusé, guettait, la crosse à l’épaule, les nerfs à vif. Pan ! l’animal, cinglé, bondit et se rua vers le Bramabiou, où sans doute le moulinet de Guigues roulait à tout rompre. Pan ! cette fois, il ne resta plus à la surface de l’eau qu’une épave en dérive, l’homme avait vaincu la bête.

Là-bas, la haute silhouette de Guigues avait surgi, avec de grands gestes désespérés, les bouffées du mistral charriaient vers nous des lambeaux d’imprécations :

— Arrêtez, malheureux ! Arrêtez ... Oï ! ... bonne Mère ! il nous l’a tué ! ...

Autant en emporte le vent ! Raton n’entendait rien, il avait jailli de sa cuve, il se lançait dans la baïsse parmi des giclées d’eau ; elle pouvait bien lui emplir les bottes, il ne la sentait plus, il ne voyait plus rien que son trophée, et le vent l’emmenant en perdition. Il y parvint enfin, et, comme il y portait la main, une ficelle rigide se tendit, lui arrachant sa proie ... Il eut un instant de stupeur, et la lumière de la vérité l’illumina. Nous lui vîmes mettre le fusil à la bretelle, il tourna le dos et, le front bas, morne, désabusé, s’en fut vers la Cabane.

Nous aussi, nous rentrâmes. Au coin du feu, le héros, effondré, avait quitté ses chausses et tendait son panet à la flamme.

— Non, non, messieurs ..., commença-t-il, ceci passe les bornes, je ne saurais admettre ...

L’indignation de Guigues lui coupa ses effets :

— Ah ! par exemple, elle est violente, celle-là ! Et vous nous en avez fait du propre, vous ! Comment ! le Président monte ici un élevage de sacs en peau de croco, je vous invite, vous lui massacrez son cheptel, et vous ne sauriez admettre ? ... Au moins, vous, vous en avez de bonnes !

Puis, s’adoucissant, il reprit :

— Bon, mettons que vous ne l’ayez pas fait exprès, et n’en parlons plus, mais c’est un grand malheur ... Enfin, tant pis. Tenez, Lacroix, rangez donc le gibier que je le marque au carnet.

Nous allongeâmes la chasse au marbre de la crédence. Au milieu des canards, la pièce de choix, le monstre, débordait par les deux bouts. Guigues finit d’écrire et, de sa voix claire, annonça le tableau :

« — 13 décembre. Froid — 4°. Mistral. Colverts 12. Col-roux 6. Queues longues 4. Espagnol 1. Sarcelles 11. Divers : tarasque, une (entre parenthèses : Raton). Fermez le ban ! »

Un gémissement monta du coin de l’âtre :

— C’est indigne, messieurs, indigne ... Me faire cela, à moi ..., un vieillard ..., mes cheveux blancs ...

Le bourreau s’attendrit — au fond de son cœur, mon vieux camarade est si brave !

— Ça va, ça va, je vous ai dit qu’on n’en parlerait plus, c’est fini, c’est juré. Simplement, pour votre cuisinière, dites-lui donc que c’est un Canardus ferox, et que ça se mijote avec des olives : il y a de l’huile dedans, elle lui adoucira les mœurs.

Les grandes douleurs sont muettes, le déjeuner fut lugubre.

 ... Guigues, dans sa bonté,
Respectait de notre hôte le silence accablé (1).

Julie pourtant avait fait merveille, son civet était irréprochable, et le vin était bon, mais au gosier de l’assassin les morceaux restaient en travers.

Enfin, ce fut fini, il n’y avait plus qu’à s’en aller. Le héros de la fête, l’œil terne, s’en fut au portemanteau, tendit la main vers son feutre. J’entendis un soupir et son bras retomba ... À côté de l’humble plume d’alouette, la queue de la tarasque pendait à son chapeau.

Albert GANEVAL.

(1) Pardon, Racine !

Le Chasseur Français N°620 Juin 1948 Page 107