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Corps et âme

L'homme roseau

Malgré les encourageants progrès de l’esprit sportif, on peut encore regretter que la culture physique ne soit fidèlement pratiquée que par un petit nombre de professionnels ou d’amateurs ayant des loisirs. Bien des causes, nous le reconnaissons, concourent à cet état de choses, et, pendant longtemps encore, les vulgarisateurs devront inlassablement mener campagne pour entraîner de nouveaux adeptes sensibles à telle ou telle suggestion ; c’est ce que, dans un ardent désir de servir, nous avons voulu faire à l’intention de ceux qui se croient dispensés de gymnastique en raison de leur profession ou de leur âge et qui, selon l’expression du Dr Pauchet, « se laissent vivre, se laissent mourir ».

Donc, faisons un premier effort, sortons un peu de nos soucis actuels, si graves soient-ils, et songeons à notre propre personne. Le premier usage et le plus naturel que nous puissions faire du temps qui nous est ici-bas dévolu est de nous construire nous-mêmes dans la plus grande perfection ; telle est la voix unanime de tous les bons ouvriers qui, dans les siècles, ont cultivé la plante humaine pour en faire une fleur de civilisation.

Roseau, selon Pascal, frêle plante humaine chargée d’élaborer, porter et transmettre la glorieuse pensée, saurais-tu t’acquitter de ta céleste mission sans culture ? Est-il un doute capable de donner à l’abstention une apparence de logique ?

Et pourtant : « À quoi bon ? dit l’ouvrier, la machine travaille pour moi. » Et le paysan dit : « N’en fais-je pas assez ? » « Je ne peux », ajoute le citadin à qui manque l’espace. Roseau, roseau humain qui perds jusqu’à ta souplesse, comment vas-tu porter ton fier panache ?

Dénichons cet esprit d’abandon que de simples vocables effraient si facilement. Les mots gymnastique, éducation ou culture physique éveillent bien les idées de discipline, méthode et persévérance, similitude dans le groupe, service militaire, et puis loisirs, énergies en excédent, jeu, idées qui se résument en celle-ci : jeunesse ! Dans une aveugle confiance ou un coupable dédain, laisserions-nous fuir ce qu’il faut en conserver ? Pénétrons-nous profondément de notre rôle et de notre condition : nous devons à la pensée le ferme soutien et le vigoureux élan de toutes nos saines énergies, une vie digne d’elle, « luxuriante et tropicale », comme le voulait Guyau.

Roseau ! ... Nous voudrions chasser cette fragile image ; mais que, dans la flore humaine, nous soyons roseau, chêne, fleur ou pampre, nous n’aurons souplesse, force, grâce ni esprit sans une sève riche et active. Travaillons donc activement à son élaboration.

Les connaissances scientifiques profondes ne nous sont pas indispensables ; la pleine conscience de notre être et de notre activité nous suffira ; nous aurons à nous observer et nous comprendre nous-mêmes, et c’est bien dans ce but que nous citons souvent des pensées de célèbres Anciens qui ont contribué à nous faire, corps et âme, ce que nous sommes. Alors, nous pourrons en réaliser une des plus belles et des plus anciennes, de Juvénal : « Une âme saine dans un corps sain », mais en nous rappelant celle du vigoureux Montaigne : « Ce n’est pas un corps, ce n’est pas une âme que nous dressons, c’est un homme, et, comme dit Platon, il faut les conduire également comme un couple de chevaux attelés au même timon. » Corps et âme ! ... Plus près de nous, le Dr Carrel en affirme encore l’homogénéité, estimant qu’il n’y a point de problème de l’âme et du corps tant ils sont, des l’origine, étroitement confondus. Si c’est bien « avec le corps tout entier que l’on pense », en retour n’oublions pas que la conscience fait agir et ne distinguons jamais âme et corps que dans un esprit de synthèse vitale.

La culture personnelle ne sera donc point une gymnastique purement physique, et quand, avec l’utilitariste anglais Spencer, nous songerons à former d’abord en nous le « bon animal », nous ne perdrons point de vue l’intelligence et la morale, ces deux formes de notre conscience. La gymnastique n’est pas forcément moralisatrice, elle peut servir toutes les intentions. L’activité physique procure la joie de l’être, mais aussi bien au jeune George Washington lorsqu’il tailladait un oranger qu’au bûcheron qui paie vaillamment son tribut de solidarité, il faut une avance, un désir de la conscience, une semence confiée à la nature et que la « culture » va développer, tant il est vrai que « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ».

Bien qu’organisme naturel, le corps ne saurait être, par une négligence fatale, abandonné à la nature, car toutes les lois naturelles ne sont pas lois de vie. Le grand drame du monde consiste justement dans les efforts des puissances de vie pour animer l’inerte matière. L’esprit donnera l’impulsion et dirigera ; le déséquilibre corps-esprit est anormal : le bon ouvrier perfectionnera son outil ; notre conscience exigera la perfection de notre corps.

Nous ne saurions trop faire pour exhorter les profanes à se lancer résolument dans une activité régénératrice. La tâche nouvelle leur paraîtra, nous l’espérons, légère et captivante. Nous ne leur demandons rien de surhumain : il s’agit simplement de respecter notre nature et que notre respect soit plus d’un serviteur zélé que d’un Narcisse tout préoccupé de l’admiration de sa propre personne. Donc, roseaux, sachons cultiver notre souplesse ; chênes, notre force ; fleurs, notre grâce ; pampres, toute notre chaleur ! Un minimum de culture physique nous rendra la saine joie de l’activité et de la vie.

A. BÉRAT.

Le Chasseur Français N°620 Juin 1948 Page 118