Nous assistons, un peu partout dans le monde de
l’automobile, à la naissance de nouveaux modèles de voitures. Certains sont
nettement révolutionnaires, d’autres, par contre, ne comportent que quelques
modifications de carrosserie ou des dispositions particulières, voire
superficielles. C’est surtout des premières que nous allons entretenir nos
lecteurs aujourd’hui.
La construction française a connu une véritable révolution
avec la traction avant Citroën, quelques années avant la dernière guerre, et il
peut paraître opportun de rapporter ici à quel travail et à quelles dépenses
les constructeurs s’engagent lorsqu’ils décident de mettre sur le marché de
tels modèles.
En temps normal, c’est la demande du marché qu’il importe
d’étudier afin que le constructeur puisse guider ses pas dans la nouvelle voie
envisagée. Les agents de la marque en question sont particulièrement désignés
pour donner leur avis et transmettre les désirs et les aspirations de la
clientèle.
Le constructeur, ou plutôt la direction des ventes, prendra
en considération les capacités d’achat de telle ou telle couche d’acheteurs en
puissance, pour indiquer au bureau d’études dans quelle limite devra se tenir
le prochain prix de la nouvelle venue. Il importe aussi de connaître, sur un
autre plan, si le marché pourra absorber facilement le débit de la chaîne
future et si, au point de vue technique, tels ou tels progrès, ou modifications
seront favorablement accueillis.
En possession de tous ces éléments, les ingénieurs se
mettent au travail. Ils écartent d’abord tout ce qui ne peut pratiquement être
retenu dans le dossier transmis par le service des ventes : solutions
mécaniques trop onéreuses, sans intérêt, voire nettement rétrogrades ou trop
révolutionnaires. Il est aussi dangereux, dans la grande série, d’être en
retard sur le progrès que d’avoir raison trop tôt. Que de réalisations
présentées par des constructeurs d’avant-garde n’ont eu qu’un succès de
curiosité sans lendemain pour, quelques années plus tard, connaître la grande
vogue des usagers ! Notons que beaucoup de solutions mécaniques qui
consacreraient un grand progrès dans l’automobile sont tenues en échec par des
difficultés de réalisation au premier abord insurmontables. L’outillage se
perfectionnant, les aciers améliorant leur qualité, de nouvelles matières
venant apporter leur concours permettent alors de franchir le cap dangereux et
de faire un nouveau pas en avant jusqu’au moment où des difficultés nouvelles
surgissent ! C’est ainsi que, pendant longtemps, on ne put adopter les freins
hydrauliques dans la construction en série, par suite des difficultés
d’étanchéité. Une amélioration de détails des garnitures des pompes entraîna la
généralisation de ce mode de commande de freinage idéal sous l’angle
d’efficacité, d’équilibrage et de simplicité. Parfois les ingénieurs sortent du
cadre de la demande de la clientèle et s’engagent sur des sentiers nouveaux
avec hardiesse. Il en résulte souvent de grandes choses, parfois de belles
désillusions aux conséquences financières désastreuses.
Mais l’enfant commence à prendre corps sur le papier.
L’étude dure six mois, un an, parfois plus. On accompagne celle-ci de
réalisations de maquettes en bois ou en plâtre. Chaque pièce est calculée et
jaugée sous l’angle résistance, d’une part, et sous l’angle réalisation,
d’autre part. Il s’agit de concilier tous ces points de vue, souvent opposés et
contradictoires ; de créer une mécanique simple et, pour y parvenir, mille
et mille solutions poussées dans les plus petits détails sont envisagées avec
toutes leurs conséquences imprévisibles au départ. Vingt ou trente ingénieurs,
suivant l’importance de l’usine, se penchent sur tous ces problèmes.
Avec un certain décalage, l’atelier d’études commence ses
travaux et réalise avec les moyens du bord le premier prototype. Le contact est
alors intime entre le bureau et l’atelier. Les premiers « loups » se
concrétisent. On modifie et transforme à tour de bras. Le prototype qui est
alors mis au monde n’a plus grand’chose de commun avec les épures du début.
Puis, voici les essais.
Il importe de présenter à la clientèle un modèle impeccable,
et tout doit être mis en œuvre pour éviter que l’usager fasse les frais de la
mise au point, comme il nous a été donné de le voir parfois. Toute modification
en cours de fabrication est catastrophique, tant pour la bonne renommée de la
marque que pour les incidences sur l’outillage mis en œuvre, sans compter les
pièces de réparation qui se trouvent multipliées : un jeu de pièces de
rechange pour l’ancien modèle, un autre jeu pour le modèle rectifié.
Les essais portent, au laboratoire, sur la coque ou le
châssis, le passage en souffleries, la mise au point, sur banc, du moteur, de
la boîte à vitesses et de la transmission. C’est le domaine du laboratoire. Les
critiques sur les premiers balbutiements de la nouveau-née se font jour. La
coque ou le châssis doivent être renforcés en certains points, alors qu’il est
possible d’alléger ailleurs, le poids étant l’ennemi no 1 de
nos ingénieurs. Les souffleries, de leur côté, donnent leurs appréciations sur
les formes choisies. Le banc d’essai des moteurs est d’une importance
primordiale sur la mise au point. C’est là que l’on mesure le rendement en CV
de la cylindrée choisie eu égard à la consommation. Les courbes de puissance
sont discutées. On se livre à des essais de longue durée : soixante, cent
heures à pleine puissance.
Le graissage, la carburation, l’allumage, le
refroidissement, la résistance à l’usure sont l’objet d’études particulières.
Les modifications se multiplient.
Les différents organes sont alors assemblés, et les
essayeurs entrent en scène, cependant que la route fourbit ses armes
redoutables. Et l’épreuve dernière commence. La voiture prend la route vingt à
vingt-deux heures par jour, abattant ses 1.200 à 1.500 kilomètres dans la même
journée. Les pavés du Nord, les rapides lignes droites de la Normandie, les
dures côtes des Alpes entrent en jeu et soumettent le prototype à une variété
de « sensations » aux conséquences jusqu’alors imprévisibles. Une
pièce lâche-t-elle ? Une autre la remplace, cependant que le bureau
d’études se livre sur la première à une autopsie en règle et en tire toutes les
conclusions utiles. Certains défauts ne se révèlent qu’au bout du trentième ou
soixantième millier de kilomètres. Les vibrations ou les efforts alternés et
rapides ont des effets pernicieux et des plus fantaisistes sur une fusée de
roue, un arbre de transmission, un disque d’embrayage, un arbre de boîte à
vitesses. Les déboires se précipitent. Telles solutions sur lesquelles on
fondait les plus grands espoirs doivent être définitivement abandonnées. On se
rabat sur le classique avec regret tout en espérant réussir la prochaine fois.
Au bout de quelques mois de ce travail titanesque, le
prototype est au point. Une première série de 50 ou 100 véhicules est lancée.
Les véhicules sont mis entre des mains plus ou moins expertes :
journalistes, agents de la marque, personnel, voyageurs de commerce, etc. On
guette les réactions de l’opinion avec ce sondage, cependant que les avatars
mécaniques continuent. C’est que ces conducteurs ne sont plus des
professionnels, et leur conduite est toujours plus ou moins brutale. On se
rapproche, en cela, de l’utilisation normale.
À ce moment, le bureau d’études pour l’outillage intervient.
Des machines spécialisées sont construites, afin de répondre à une opération
bien déterminée dans l’usinage de telle ou telle pièce : perceuses
multiples, outillage d’emboutissage, tour, fraiseuse, travail à la meule,
moulage sous pression, découpage instantané, soudure électrique, etc. Les temps
d’usinage sont chronométrés. La chaîne de montage s’ébranle, et le premier
véhicule normalement construit vient au monde.
L’usine entière bourdonne et atteint bientôt son rendement
normal. Mais que d’argent englouti ! Avant guerre, telle 6 CV, en
1936, a nécessité, rien qu’en outillage nouveau, plus de cent millions de
francs de l’époque.
G. AVANDO,
Ingénieur E. T. P.
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