Nous vivons une époque instable, de celles où les anciennes
données de base, politiques ou sociales, considérées jusqu’alors comme
intangibles, sont examinées de nouveau et, finalement, profondément
transformées, sinon même rejetées. Cette réalité ne doit jamais être perdue de
vue, en particulier par les épargnants, qui ont un penchant dangereux à
raisonner sur des données périmées et à ne pas établir assez rapidement la
liaison qui s’impose entre des événements en apparence neutres et la défense
légitime de leurs intérêts.
C’est une erreur de ce genre qu’ont commise, de nombreuses
années après 1914, tous ces épargnants pour qui la propriété bâtie restait le
type même de la valeur garantie, alors qu’une législation démagogique avait
vidé, depuis longtemps déjà, ce genre de biens de toute réalité substantielle.
C’est cette même erreur que commettent aujourd’hui ceux qui vivent sur le
souvenir d’hier, du Suez valeur reine de la Bourse et type même du placement de
sécurité monétaire, sans se soucier que leur affaire favorite est maintenant en
plein centre géographique d’une poudrière : Palestine, Chypre
— nouveau Malte — et sa concentration des troupes britanniques,
Tripolitaine aux nouvelles et formidables bases américaines, Ligue arabe,
événements de Grèce, etc. Le passé, même récent, est définitivement révolu. Il
est moins dangereux pour l’épargnant d’essayer de scruter l’avenir, avec toutes
les chances d’erreurs que cela comporte, que de s’endormir dans une fausse
sécurité étayée de données qui n’existent plus ...
Un événement récent est à classer parmi ceux dont les
conséquences seront aussi lourdes qu’imprévisibles : le débloquage des
avoirs étrangers aux États-Unis, ou, plus exactement, les modalités de ce débloquage.
À plusieurs reprises depuis la Libération, nous avons attiré
l’attention de nos lecteurs sur cette évolution de la légalité, par laquelle la
propriété des étrangers n’est plus considérée comme un droit naturel
particulier à chaque individu, mais comme une sorte de droit collectif, ne
prenant sa valeur qu’au travers des administrations nationales de chacun.
Que de telles conceptions soient le fait de législations
socialistes qui tendent à supprimer la propriété et la liberté individuelles,
rien que de plus normal. Mais qu’elles le soient aussi de nations qui clament
bien haut leur respect de la liberté et de la propriété, qui ne conçoivent
d’économie que du type libéral supercapitaliste, voilà qui est étrange. Or
c’est justement ce que vient de décider l’Administration des États-Unis en ce
qui concerne les comptes étrangers bloqués depuis 1940.
Certes, les principes de propriété individuelle sont
largement invoqués. Mais, après cet hommage rendu aux vieilles divinités,
l’Administration américaine en escamote les conséquences. Car comment peut-il y
avoir droit de propriété personnelle sans libre disposition et respect des
droits individuels, avec l’obligation matérielle où l’on met les étrangers de
s’en rapporter au bon plaisir de leurs gouvernants, sachant fort bien qu’il
s’agit pour eux d’une expropriation plus ou moins importante ? L’Amérique,
terre de liberté et refuge ? Oui, autrefois, mais aujourd’hui ? Nous
semblons être bien loin des imprescriptibles droits naturels des individus
proclamés par les Pères Pèlerins de Plymouth et, plus tard, par Franklin et
Jefferson, et qui restent la Charte, tout au moins nominale, des États-Unis.
Les raisons de cette grave entorse aux principes de base de
la vieille démocratie américaine sont faciles à saisir : situation
internationale tendue, désir d’aider au réarmement européen sans surcharger le contribuable
américain, etc. Mais le fait n’en demeure pas moins que le vieux droit naturel
de la propriété individuelle est pratiquement supprimé pour les étrangers dans
son principal et dernier refuge.
Quelles sont les conséquences pratiques à en tirer pour les
épargnants français ? Cet exemple fâcheux, venant après ceux de
Grande-Bretagne, de Hollande, de Belgique, pour ne parler que des pays
champions de « la liberté et la personne humaine », est la preuve que
l’ère de l’épargne internationale, de la coopération financière démocratique
par delà les frontières est définitivement — ou temporairement
— close. Et qu’il n’y a plus, et qu’il ne peut plus y avoir de placements
de sécurité à l’étranger, sauf peut-être pour quelques derniers cosmopolites
particulièrement souples et entraînés.
Ceci pourrait d’ailleurs avoir des conséquences heureuses
pour notre économie. Mais comme, d’autre part, la possession de biens nationaux
trop visibles ne manque pas d’aléas et que le risque capitaliste de celui qui
entreprend est de moins en moins payant du fait de la fiscalité échevelée et
des conséquences des charges sociales, nous avons plutôt toutes chances de nous
acheminer peu à peu vers une sorte de nouveau moyen âge économique, où les
richesses occultes prendront de plus en plus le pas sur les richesses constructives.
Ce que l’engouement persistant des pièces d’or ne préfigure que trop bien
— avec toutes les conséquences pour la prospérité générale que cela
comporte.
Car, nous ne cesserons de le répéter, le danger mortel qui
menace, actuellement l’économie nationale, n’est ni monétaire, ni financier, ni
même politique. Il est d’abord psychologique, personne n’ayant plus le désir
d’entreprendre ou de risquer. Dans tous les domaines, l’initiative constructive
disparaît peu à peu. L’on se contente de tenir, avec le minimum de frais et en
ayant bien soin de ne pas dépasser le niveau fatidique qu’impose la
progressivité des impôts sur le revenu. Que, dans ces conditions, le pays
puisse se relever et se préparer à l’âpre concurrence internationale, nous en
doutons. Mais à qui la faute, sinon aux utopies qui coulent à pleins bords
depuis trais ans ?
Marcel LAMBERT.
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