Au cours d’une longue randonnée pédestre des Indes en
Chine, l’auteur nous fait part de sa rencontre avec cette exploitation
forestière birmane dans laquelle les éléphants constituent le principal de la
main-d’œuvre.
Ce qu’on nous montre au cirque, en Europe, n’est rien à côté
de ce qu’accomplit quotidiennement, et le plus naturellement du monde, le
moindre des éléphants dans une scierie de Moulmein ou de Rangoon.
Capturés encore jeunes au sein des forêts, puis dressés,
éduqués, les éléphants constituent, en Birmanie, la plus docile et la plus
intelligente des mains-d’œuvre. C’est à des travaux de faix qu’on les emploie,
mais travaux qui exigent une précision et un jugement dont peu d’animaux sont
capables ... Il s’agit d’amener du lit des rivières, où les bûcherons les
ont fait flotter, jusqu’à la scie tournante qui les débitera en pièces plus
maniables, les gigantesques troncs de tek qui descendent des montagnes sur les
flots calmes de l’Irawaddy ou de la Salwin. Seuls des grues immenses, des
treuils énormes pourraient accomplir ce travail. Les éléphants n’ont besoin que
de leur trompe, leurs pieds et leurs défenses ! Il est vrai qu’on a soin
de protéger ces dernières par une solide armature métallique : une défense
usée ne se remplace pas aussi facilement qu’une dent ...
Les éléphants vont donc jusque dans le lit de la rivière et,
à l’aide de leurs pieds, poussent jusqu’au rivage les billes flottantes. Sur un
tremplin, vers les machines, ces billes seront poussées comme des fétus par le
pied ou la trompe des astucieux animaux. À moins que ces derniers jugent plus
pratique ou plus rapide de les tirer à l’aide d’une corde qu’un homme a fixée
d’un crochet sur le tronc ; dans ce cas, l’éléphant saisit tout simplement
l’extrémité libre de la corde dans sa bouche et tire derrière lui ce jouet de
quelques tonnes !
Mais les arbres débités par les scies mécaniques en
chevrons, en solives, en poutres ou en longues planches, doivent être
soigneusement placés dans les réserves, avant d’être expédiés par bateaux en
Europe. C’est ce nouveau transbordement que visiblement les éléphants
préfèrent : celui-ci est en effet plein d’imprévu ! Une lourde bûche
vient toujours derrière soi, il suffit de tirer ! Elle avance toujours
devant soi, il suffit de pousser ! Mais transporter dix ou quinze solives
en équilibre sur ses défenses, c’est tout un art ! À chaque instant, la
charge bascule, et tout est à recommencer. L’éléphant jamais ne se lasse :
comme le ferait un bon géant, il rassemble avec calme les poutres éparses et
finit toujours par les ajouter au tas bien égal des immenses réserves. Y
aurait-il un chevron qui, mal placé, dépasserait du tas ? D’un léger geste
de sa trompe, prestement, l’éléphant rétablit l’ordre ... et la beauté !
Chaque éléphant possède un cornac : c’est l’homme qui
l’a élevé et dressé. Ce n’est pas seulement son maître, c’est son ami, son
vieux camarade, duquel il a la confiance et à qui il obéit aveuglément. Pas
d’éléphant domestique sans cornac. En réalité, cet homme n’a pas grand’chose à
faire : juché toute la journée sur la nuque de son pupille, il se laisse
mollement aller au gré du travail de l’éléphant, en fumant des cigarettes. Il
lui parle doucement à l’oreille, ou bien engage avec lui toute une conversation
en frappant légèrement l’animal de la main ou du pied : « Arrête-toi
là-bas à droite, près du tas de sciure ! » ; ou bien :
« Un peu plus vite, mon vieux ! » ; ou encore :
« Regarde un peu : les planches ne sont pas tout à fait bien placées,
il faut les retirer, puis les remettre ... » Mais l’éléphant est
rarement pris dans un tel flagrant délit de négligence !
Un éléphant, dans les scieries de Moulmein, travaille
pendant plus de soixante années. Il valait, suivant son âge, entre dix et vingt
mille francs, soit le prix d’une petite voiturette automobile ! Seuls les
mâles sont ainsi dressés. Leur adolescence, parfois, ne se passe pas sans
drame ; il arrive que l’instinct sauvage de l’animal se réveille : la
bête devient folle. On devine ce que peut être la furie d’un pareil colosse ;
aussi, pour prévenir toute catastrophe, dès qu’un animal manifeste certains
signes précurseurs de la démence, on l’enferme dans une prison spéciale ;
au besoin on l’abat ... Mais, si la crise se passe, l’éléphant devient le
plus docile, le plus consciencieux et le plus doux des ouvriers.
Comment ne pas admirer ces intelligentes et braves
bêtes ? Nous ne nous en privons pas ; nous ne tardons pas à
comprendre que notre admiration fait plaisir, et bien plus encore qu’au cornac,
à l’éléphant.
L’éléphant est un tout petit vaniteux.
Il aime qu’on le regarde travailler. Un étranger est-il
présent ? Son œil brille de fierté. Il n’attend que l’ordre coutumier,
dans ce cas, que ne manque jamais de lui intimer son maître. Je ne sais pas
comment cet ordre s’énonce en birman. Mais, en français, c’est sûrement quelque
chose comme : « Dis bonjour au monsieur ! » L’éléphant,
aussitôt, s’accroupit gentiment sur son train de derrière, puis sur ses quatre
pattes, et redresse sa trompe en un geste héraldique. De l’immense gouffre de
sa bouche entr’ouverte, il laisse échapper un drôle de barrissement, long,
maigre et compliqué, et qui est sûrement la manière des éléphants apprivoisés
de demander : « Comment ça va, vieux frère ? »
Gaétan FOUQUET.
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