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Grande chasse en Indochine

Affût au clair de lune

Je résidais alors dans la province de Binh-Dinh (Sud Annam). Un matin, un camarade, employé aux scieries de Phu-Phong, lesquelles se trouvent sur la route de Qui-nhon à Kontum, vint me trouver et me dit : « Mon vieux, je viens de recevoir un télégramme m’annonçant qu’hier, à la tombée de la nuit, le tigre a jugulé un bœuf à Dong-Xim. Je n’ai pas le temps de m’y rendre pour monter un mirador. Pourriez-vous y aller et faire le nécessaire afin que nous prenions l’affût ce soir ? Ce serait dommage de laisser passer une aussi belle occasion. Je serai là-bas vers 16 heures. »

J’accédai à son désir et, après un frugal casse-croûte, me rendis à l’endroit indiqué.

Je dirai en passant que j’ai toujours été très riche ... et que je possédais à cette époque-là une superbe quadrilette Peugeot 4 CV qui crachait du feu et ronflait comme un avion de chasse ... avec, parfois, quelques ratés ... Enfin, mon teuf-teuf fit merveille ce jour-là et couvrit les 50 kilomètres sans panne. Une veine !

Je me fis conduire par un nha-qué (paysan) à l’endroit où gisait la victime du seigneur Tigre, lequel avait, pendant la nuit, dégusté une cuisse. Tout s’annonçait pour le mieux, et, plein d’espoir, je travaillai autant que les coolies au montage du mirador. Le lieu était propice à un affût, la dépouille n’eut pas besoin d’être déplacée. Par contre, un filet d’eau qui descendait la pente entre les cailloux chantait trop fort à mon gré et serait gênant pour l’audition des bruits suspects. C’était en outre un réservoir à anophèles, ces moustiques transmetteurs de paludisme et qui se cantonnent près des eaux courantes et limpides.

La besogne fut terminée à 16 heures. Paillotes et broussailles avaient été fauchées dans un large rayon autour de l’appât, afin que nous fussions à même, de notre plate-forme de veille, de surprendre l’arrivée du fauve.

Puis, après une demi-heure d’attente, mon camarade s’annonça, souriant. Nous grillâmes une dernière cigarette, renvoyâmes les coolies, nous installâmes pour passer la nuit. Mon camarade occupait le côté gauche du mirador. Dommage pour lui qu’il, n’ait pas été à ma place ... Mais nous n’étions devins ni l’un ni l’autre.

Il faisait déjà sombre lorsqu’il me sembla entendre, provenant de notre droite, un bris de brindilles. Je devins attentif sur ce point. Puis je crus voir, se détachant sur le noir feuillage, une tête de tigre ... La vision disparut ... pour se montrer à nouveau. Cette fois, je fus convaincu, car, dans les rayons de la lune déjà haute, je vis distinctement deux points lumineux qui ne me laissèrent aucun doute. Ma balle partit vers son but ... Puis ce fut le silence.

Le camarade, quelque peu furibond, me dit que j’aurais pu attendre pour déchaîner mon projectile que la bête fût sur l’appât ... qu’en somme je n’étais pas certain d’avoir tiré sur un tigre et que, si c’était un tigre, je l’avais certainement manqué ... Que répondre à cela, alors que les pinceaux de nos torches électriques ne nous eurent révélé aucun corps étendu ? J’étais penaud et mécontent contre moi-même d’avoir si vite pressé la détente et avant mon camarade, qui eût été si heureux d’abattre le félin ... Mais puisque, de son poste, il lui était impossible de l’apercevoir ! ...

Nous passâmes une nuit désagréable, bourdonnante d’insatiables moustiques, avec de la pluie par moments. Le tigre ne se montra point, ni même au petit jour, instant propice à sa venue ...

Enfin, fatigués de cette longue et pénible veille, nous descendîmes du perchoir. Mon camarade se dirigea vers l’endroit où j’avais tiré et me cria tout à coup : « Oh ! ... Il est là ! Il est beau ! » En quelques enjambées rapides je fus près de lui et pus voir en effet un superbe « cop » raide, dans les broussailles. La balle avait pénétré dans le cou, au ras de la nuque. Elle l’avait foudroyé.

La joie nous fit oublier la fatigue.

Les coolies appelés transportèrent la dépouille à la route, où elle fut chargée sur la quadrillette, dont les ressorts grincèrent et prirent une courbure contraire à la normale.

J’aurais eu plaisir à offrir la peau à mon compagnon, mais il ne voulut pas l’accepter et j’en fus gêné.

Il eut toutefois une compensation à quelques jours de là, car, en haut du col d’An-Khé (route Qui-nhon-Kontum), un soir, il eut la chance d’abattre un grand vieux tigre qui traversait la route.

Pour terminer, je dirai que, dès que le gibier convoité présente au bout de la carabine un endroit vital, il ne faut jamais hésiter à tirer. L’occasion ne se représentera peut-être pas. Voir la bête en entier est certainement agréable et aussi une cible commode pour viser là où il faut. Mais peut-on savoir si le tigre qui ne montre que la tête et examine un mirador qui semble l’inquiéter ne va pas rebrousser chemin pour ne plus revenir ? ... Le cas est fréquent, et nombre de chasseurs se sont demandé pour quelle raison, sur un appât déjà touché par lui, le fauve n’est pas revenu dès qu’ils ont pris l’affût ... Or il est revenu vraisemblablement, a fixé, à distance, cet amas géométrique de verdure que constitue un mirador mal camouflé et qu’il n’avait pas remarqué la veille ; cela lui apparaît, à bon droit, suspect. Si, à ce moment, il perçoit un bruit insolite ou distingue une ombre au travers de l’écran trop mince ou mal réparti, il fait demi-tour et ne reviendra plus ...

Récits d’Allain le Broussard recueillis par

Marcel FAUCHOIS.

Le Chasseur Français N°608 Août 1948 Page 151