Il y a de cela des années, je partis en fin août pour les
Alpes avec la sensation de calme et de satisfaction que donne la conscience du
devoir accompli. C’est que, pour la première fois peut-être, après bien des
essais et bien des séances au stand, j’emportais à la chasse des armes
parfaitement réglées. En compagnie de David, le gardien de la Société de tir de
Lyon, ancien champion militaire au Lebel, je m’étais livré à un minutieux
travail de mise au point. À petits coups de matoirs de bronze, les guidons
avaient été déraillés à leur place exacte, repérés ensuite par de fins traits
de burin bien visibles sur le bronzage noir des canons. Les crans de hausse,
prudemment retouchés à la lime, me donnaient exactement des balles en plein
centre, au chevalet, pour toutes les distances correspondant aux divers
gradins. Cela n’avait point été bien difficile pour mon Winchester 405, à
assez grande vitesse initiale, où l’écart vertical comptait peu pour une
centaine de mètres, mais par contre un véritable travail pour le 44 de même
provenance de ma femme, arme charmante à tirer et manquant totalement de recul,
mais présentant l’inconvénient d’une flèche de trajectoire très élevée.
Depuis, j’ai envoyé promener tous les réglages par vis,
planchettes ou curseurs, qui ont leur raison d’être aux colonies, dans les
grandes plaines où les premières balles se tirent déjà sur les antilopes à très
longue distance, mais dont je n’ai jamais pu me servir utilement en montagne,
où la disposition des lieux permet d’approcher d’assez près, contrairement aux
opinions généralement admises, et où il faut bien souvent lâcher son coup de
feu à l’improviste, et « au coup d’épaule ».
Et ce fut l’ouverture. Vers 7 heures du matin, j’étais
arrivé après pas mal de chemin fait à plat ventre à 150 mètres d’un chamois
qui broutait. Je connaissais la distance, pour l’avoir souvent parcourue à
pied. De l’arbre qui me cachait au bout du pré où il était debout, il y avait
bien 150 mètres à quelques unités près — c’est-à-dire la distance
qu’un chasseur appelle 250, sinon 300 mètres en général. La bête ne
bougeait pas et présentait le travers. Bien accoudé à terre, je pris
soigneusement mon guidon au défaut de l’épaule et appuyai lentement, sans coup de
doigt. Un petit nuage de poussière s’éleva d’un bloc de roche, derrière le
chamois et au dessus de lui, tandis que l’animal filait au quadruple galop,
sans que l’idée me vînt de le doubler, tellement j’étais ahuri.
Le lendemain, même aventure, à environ 200 mètres cette
fois. Mon bouc dut avoir l’échiné rasée par la balle, car il fit en l’air un
bond prodigieux et détala comme si tous ses créanciers couraient après lui, me
laissant comme unique consolation la marque en étoile de ma balle sur le
rocher. Prenant cette marque pour cible, je tirai encore posément 2 ou 3 cartouches
avec pour résultat la pénible constatation que mon arme portait haut, très
régulièrement haut. C’était assez décevant. Qu’en voyage ou en circulant sous
bois et dans les moraines le guidon d’une carabine subisse un choc latéral qui
le déplace dans sa queue d’aronde et fasse tirer à gauche ou a droite, rien de
plus naturel, mais une modification du pointage en hauteur exige que le guidon
se mette à rapetisser, ou le cran de mire à pousser comme une asperge !
Comme résultat de mes méditations, je mis la 405 au clou et
pris en maugréant la 44 ; toutefois, avant de m’embarquer avec, je fus
m’installer dans un pré où, à l’aide d’une ficelle, je mesurai scrupuleusement
50, puis 100 mètres. Une planche où j’avais dessiné un beau
« noir » avec de la graisse à chaussures compléta ce stand champêtre
et sans danger, la butte du fond étant appuyée à quelque 6 kilomètres de
montagnes. Surement mes balles ne risquaient pas de sortir de l’autre côté,
surtout les balles de plomb de ce vieux Winchester modèle 1877, de 11 millimètres,
tirées à la vitesse initiale de 380 mètres à la seconde ... Et le
miracle se produisit : la 44 elle aussi portait haut. Le redressement
était plus fort même que celui de l’autre arme, et un bon Savoyard de mes amis
tenta de me faire avaler que c’était dû au fait d’avoir passé quelques jours en
compagnie de son Mauser. Croisement, ou émulation !
Le lendemain, il pleuvait. En regardant le baromètre pendu à
son clou, je me mis peu à peu à réfléchir.
J’avais effectué mes réglages à une centaine de mètres
environ au-dessus du niveau de la mer, où la pression atmosphérique est de 766 millimètres.
Or, ces jours derniers, j’avais tiré aux environs de 2.800 mètres
d’altitude, où la pression est d’environ 545 millimètres. Un des éléments
de mon tir était faux, Les balles forçaient toujours autant dans les rayures,
leur inertie au départ et leur poids n’avaient pas changé, mais la colonne
d’air à expulser du canon à haute vélocité avait une densité moindre d’environ
un tiers. Moindre aussi, la résistance à l’avancement pendant la course de la
balle hors du canon. Pour une pièce qui ne se déplace pas et tire à des
vitesses initiales, de 600 à 700 mètres, voisines de celles du 405
Winchester, l’artillerie lourde fait entrer en ligne ce compte dans ses tables
de tir les variations de pression barométrique de 8 à 10 millimètres dues au
beau ou au mauvais temps ... Une différence de 220 millimètres en
moins devait donc, logiquement, influer sur la portée. Avant de m’abattre à la
lime sur ma carabine et de faire du travail définitif, l’idée me vint de
coiffer mon guidon d’un petit morceau de bois qui augmentait sa hauteur,
baissant ainsi le bout du canon. Ce fut un succès : le tir se rapprochait
de ce que j’avais vu en plaine. Alors, sans plus hésiter, ramenant le guidon à
ses dimensions naturelles, j’opérai à l’autre bout avec de petites limes
d’horloger, pour abaisser ma planche de hausse et approfondir son cran. Depuis
ce jour, le résultat a été parfait. Redescendu en plaine, mon 405 tire bas,
mais je n’ai pas la moindre fantaisie d’aller au sanglier avec un outil qui
envoie des dum-dums à 1.800 mètres dans le paysage. Par contre, là-haut,
le tir est d’une régularité verticale absolue. Et j’ai pu constater, tirant à
cette même altitude avec un Lebel, que l’on réussissait superbement à 400 mètres
avec la hausse de 200.
Du tir à la carabine à celui du fusil de chasse, il n’y a
qu’un pas. L’année précédente, pour tirer le coq de bruyère, protégé par un
épais matelas de plumes, j’avais fait faire pas mal de cartouches de 12,
chargées à 2gr,30 de poudre T pour 32 grammes de plomb, pensant
les rendre plus puissantes, et j’en avais été fort mécontent. Même un écureuil,
tranquillement perché sur son sapin, m’avait souvent demandé deux ou trois
cartouches. Tirées à Lyon au stand, « à la plaque », ces munitions
m’avaient donné une forte pénétration et un groupement très honorable, en plein
choke, mais que faisait la combinaison de ces 10 centigrammes de poudre
supplémentaires et de l’altitude ?
Facile à vérifier, il me restait encore quelques cartouches
de ce lot. À cent pas de là, les planches des murs d’une vieille écurie à
vaches nous servaient depuis des années de banc d’épreuve. De suite, je
fus-convaincu : je tirais en pomme d’arrosoir, un tromblon n’eût pas mieux
fait. Il y avait des vides, dans la dispersion des plombs, assez grands pour
passer un chapeau. Seconde lecture du baromètre : à 1.800 mètres,
altitude classique pour le coq, l’air pèse environ 620 millimètres ;
à 2.200, altitude courante des perdrix blanches, 550 millimètres
seulement, au lieu de 766 millimètres au niveau de la mer. Si je désirais
me retrouver dans les conditions optima de la chasse en plaine, avec des
cartouches puissantes et tuant net, il me fallait ou restreindre la charge de
poudre ou forcer sur le plomb.
Sans aller jusqu’à imaginer un fusil-baromètre, œuvre de
quelque professeur Nimbus, sensible au chaud, au froid, à la pente ou à l’âge
du tireur, j’ai fait des essais sur deux types de charges pour le calibre
12 : 2gr,10 de poudre (charge faible) avec le poids normal de
32 grammes de plomb, ou 2gr,20 de poudre (charge normale), avec
le poids fort de 36 grammes de plomb. Les deux m’ont donné des résultats
sensiblement égaux, très supérieurs à celui de la charge classique : 2gr,20
de poudre, 32 grammes de plomb. En haute montagne, des tirs méthodiques
sur des cibles m’ont permis de constater L’absence totale de coups creux, la
vitesse de départ des plombs et la dispersion étant ramenées aux chiffres types
du bon groupement. Je n’ai point remarqué de différence appréciable de
pénétration. Et la moyenne du gibier tué net, avec une même arme, s’est élevée
de façon très appréciable.
Ce n’est point une complication intolérable, pour un
chasseur qui pratique en plaine et sur les pentes des Alpes et des Pyrénées,
que d’avoir, en plus des munitions courantes, quelques dizaines de cartouches
pour le tir en montagne. Les « tableaux » ne sont pas à comparer avec
ceux d’une battue de lapins, et, même avec les petites quantités de munitions
disponibles à l’heure actuelle, on peut bien prévoir cinquante à soixante
cartouches pour tirer « là-haut ».
Depuis que j’ai fait cette constatation à mes dépens
— c’est toujours ainsi que l’on s’instruit, — je me suis aperçu,
comme toujours, que je n’avais rien découvert. Dans un vieux livre suisse, j’ai
trouvé ce passage délicieux :
« Certains chasseurs du Tyrol se plaignent de voir leur
carabine faire constamment le « dessus » et les font bénir par le
desservant pour leur ôter ce défaut. Ils prétendent que les armuriers,
approchés par leurs concurrents les Bavarois, les font ainsi à dessein, afin
que de leur nuire. »
Plus précis et plus récent, le major Jim Corbett, qui
fut un des plus grands destructeurs de tigres des Indes, détaché de l’armée à
la protection des indigènes, et qui tua son dernier tigre en 1943, à plus de 70 ans,
a écrit :
« Sur les hauts plateaux et les pentes de l’Himalaya,
j’ai constaté que mon express 577, comme toutes les autres carabines, porte
haut à partir d’une certaine altitude. »
Un peu de réflexion en temps utile m’eût évité plusieurs
saisons de tâtonnements.
Pierre MÉLON.
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