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Les truites ne "mouchent" pas

Dans un récent numéro du Chasseur Français, M. Balussaud, abonné, demande si, ailleurs que chez lui, les truites ne mouchent pas. Je répondrai à cette question qui me paraît être d’un intérêt important et général.

Autrefois — il n’y a pas si longtemps — les poissons de surface, je généralise, moucheronnaient à qui mieux mieux. Aujourd’hui, les périodes de gobages intensifs ont disparu : on n’assiste plus qu’à de courts instants de moucheronnages. Pourquoi ? Parce qu’il n’y a plus de mouches sur l’eau, tout simplement.

Les éclosions sont devenues rares, très rares. J’entends les belles éclosions, celles qui duraient des heures, couvrant la rivière d’un épais nuage mouvant d’éphémères se déplaçant au gré du vent. Qu’il s’agisse de mouche de mai, d’Oligoneuriella, d’Ecdyonurus, de Beatis, en hiver, au printemps, en été ou en automne, les belles éclosions sont finies.

Pour voir moucher truite et poisson blanc, il faut des éclosions assez denses et qui durent. Quelques mouches par-ci par-là sont sans effet. « Pour que le poisson se mette à table, disait Andrieux, il faut qu’elle soit bien servie. »

Certes, aux époques favorables, le pêcheur averti observe encore quelques éphémères, des Beatis surtout, quelques phryganes, quelques nemoures, et parfois il en profite ; mais c’est tout juste pour avoir l’occasion de penser que la précieuse graine n’est pas totalement disparue et que, peut-être, tout espoir de repeuplement en faune aquatique n’est pas perdu. Je me souviens encore de la grande joie que j’ai eue, au début du printemps à voir un Ecdyonurus ! Je n’en ai pas revu ... Espérons quand même. J’ai de bonnes nouvelles à ce point de vue en ce qui concerne l’Aude. Les truites y ont moucheronné à l’ouverture, et les éclosions furent nombreuses. Depuis, les pluies ont été copieuses. Les rivières se sont gonflées, les crues de printemps ont reparu, le niveau de l’eau se maintient élevé, et tout permet d’espérer que la situation peut s’améliorer. Il est probable que cette année, en été, nous ne verrons plus, dérivant au fil de l’eau, de poissons morts ; que nous ne prendrons plus de truites, de vandoises, de barbeaux encore non rétablis de leur frai au mois d’août, amaigris, flasques, sans force, malades, squelettiques.

Des barbeaux ? Oui, le barbeau aussi était touché, parce qu’il se nourrit surtout de larves et particulièrement de larves d’Oligoneuriella, cette larve noire qu’emploient les pêcheurs aux cordeaux. Ces derniers vous diront que, depuis quelques années, ils ne pouvaient plus tendre leurs cordes faute de larves. Mais, pour le barbeau, il se produisait ce fait qu’il se nourrissait plus qu’autrefois, faute d’insectes, sans doute, de farineux, de graines. C’est depuis cette pénurie d’insectes que la pêche au maïs tendre donnait de si bons résultats. Voilà quatre ou cinq ans que cette pêche est devenue un véritable « carnaval de la pêche ». Tout le monde pêchait au maïs tendre, et tout le monde prenait du barbeau en quantité ...

Les insectes disparaissaient donc et les moucheronnages avec eux. La question était grave.

La sécheresse en était probablement la cause principale, parce que :

1° Il n’y avait plus ces grandes crues périodiques qui nettoyaient la rivière. Les graviers s’ensablaient, s’envasaient même ; sur les bords se développait toute une végétation autrefois inexistante : petits saules, petits peupliers, hautes herbes, etc. ... Des graviers immenses aux cailloux lavés, crissants autrefois, se recouvraient d’une broussaille impénétrable. Était-ce là une condition favorable au développement des insectes aquatiques que recherche la truite ? En outre, fait indépendant du temps, on constate de petites crues journalières et hebdomadaires, ces dernières plus néfastes. Un nombre incalculable d’insectes sont, par ces décrues, mis à sec et meurent.

2° Le temps sec ne favorise pas l’activité de beaucoup d’insectes. Tous les pêcheurs savent que les meilleurs moments de la pêche sont le matin et le soir. Je crois qu’il en est ainsi à cause de l’humidité, de l’état hygrométrique de l’air à ces heures du jour. Certains insectes ne volent que par la pluie. La sécheresse persistante ne pouvait donc être que néfaste.

Si les pluies de cette année-ci se renouvellent pendant les années qui vont venir, nous aurons peut-être le plaisir de voir dans nos rivières, enfin revenues à leur niveau normal, de belles éclosions et de beaux moucheronnages.

Cependant, n’oublions pas d’abord que les larves aquatiques mettent de un à trois ans pour arriver au moment de l’éclosion, ensuite que la grande loi de l’érosion modifie nos rivières et qu’à la fin d’une vie d’homme les différences inéluctables sont parfois très sensibles et sans remède. Un repeuplement artificiel en insectes, comme on le fit en Angleterre dans une petite rivière, serait-il possible et suffisant ? Je ne le crois pas. Nos rivières vieillissent, se modifient sans remède, la faune aquatique change. Mais, en l’aidant un peu, la Nature pourra peut-être nous donner autre chose d’aussi intéressant : du black-bass par exemple au lieu et place de la truite disparue.

P. CARRÈRE.

Le Chasseur Français N°608 Août 1948 Page 162