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L'orfraie

Ne confondons pas autour avec alentour, ni l’orfraie avec l’effraie. Celle-ci est une chouette, la chouette des clochers et des cimetières ; tandis que l’orfraie, grand aigle pêcheur, aigle de mer ou pygargue, représente, parmi les oiseaux de proie de notre faune, l’un des plus importants par sa taille, son envergure, l’ampleur de sa silhouette en plein vol.

Aigle de mer, mais aussi de forêt, car l’orfraie ne s’écarte guère des massifs boisés proches du littoral, voisins des fleuves ou des étangs. Chaque année ou presque, elle apparaît dans nos pineraies des dunes, depuis la Vendée jusqu’aux Landes.

On la voit plus rarement en Sologne et dans le val de Loire. On l’a signalée en Normandie, dans le Perche, l’Anjou, la Loire-Inférieure ; enfin, dans nos provinces de l’Est, près de Nancy, aux rives de la Seille dont les forêts de Champenoux et de Saint-Paul couvrent les abords du côté Sud ; également en Moselle, entre Château-Salins et Sarrebourg, sur la zone des étangs et des bois.

J’ai lié connaissance avec les pygargues au cours de mes premières chasses de grèves, en lisière de la forêt d’Olonne. C’était en août 1897 ; je suivais, fusil en main, le littoral, à la poursuite des alouettes de mer, quand brusquement surgit au loin un couple de rapaces à l’envergure géante, aux cris assourdissants : de vrais cris d’orfraie ...

Ce vacarme, orchestré par le grondement des lames battant le pied de la dune et par le gémissement de la brise dans les cimes de pins, m’a laissé le souvenir d’une apparition saisissante. Les orfraies ne luttèrent pas longtemps contre le vent du large : elles décrivirent un orbe vers la pineraie. Profils bruns, ailes étoffées, rémiges puissantes.

Je devais revoir l’orfraie dans les dunes de la Coubre, entre Royan et Maumusson, pendant l’hiver 1920-1921. Cette fois, c’était une isolée, se posant sur les pointes sableuses ou sur les monticules garnis de troènes et de tamaris, auprès des pins buissonnants. Dans la brume matinale, on eût dit d’un guetteur engoncé dans son caban. Puis l’aigle se lançait en de longs vols planés, entrecoupés d’incursions à la laisse des flots, de descentes vers quelque clairière où l’attiraient les volailles du poste de douane, les lapins de garenne sortis du terrier. Il revenait au rivage, cherchant des proies mortes parmi les oiseaux de mer drossés par le flux. Il se fit prendre au piège à palette, un piège robuste, amorcé avec les débris d’une poule ; 2m,20 d’envergure et poids de 4 kilos.

Le même hiver, exactement en février 1921, une orfraie était trouvée morte au pied d’un pin, dans la forêt de Saint-Jean-de-Monts, entre Croix-de-Vie et Noirmoutier. Le garde forestier qui fit cette découverte, certain jour de martelage, avait entendu la veille une fusillade nourrie, destinée au grand rapace et parvenue à son but, sans toutefois que les chasseurs eussent connu leur victoire. J’ai souvent admiré l’orfraie de Saint-Jean-de-Monts dans le cabinet de travail de mon regretté camarade et ami, chef de service du garde dont il s’agit. L’aigle naturalisé, ailes mi-déployées, bec entr’ouvert sur 7 centimètres de longueur, plumage brun, serres formidables, était un magnifique trophée. Mon ami savait l’identité de l’oiseau que l’on appelle aussi l’aigle à queue blanche, en raison de la couleur très claire des plumes caudales de l’adulte, alors qu’elles sont plus foncées chez le jeune pygargue.

Autre trophée dont j’ai la mémoire en la salle de mairie de Biscarosse, au nord des Landes : l’orfraie avait été tuée le 3 février 1930 à Craste Néoue, au bord de l’étang de Biscarosse ; elle venait de se poser, l’imprudente, à vingt pas d’un résinier, au guet des canards.

Enfin, au rez-de-chaussée du château des Barres, à Nogent-sur-Vernisson, entre Sologne orléanaise et Gâtinais, un pygargue, envergure entièrement ouverte sur 2m,30, constituait la pièce maîtresse d’une panoplie digne de tenter chasseurs et ornithologistes.

Je passe sur diverses captures faites en forêt de Benon, près d’une faisanderie, en Aunis ; sur la constatation d’un nid d’orfraie, en mars 1920, dans la pineraie d’Hourtin, en Gironde ; sur la prise d’un pygargue blessé en Sologne, près d’Yvoy-le-Marron, dans l’été de 1923.

L’orfraie est-elle donc si commune ? Non pas ; mais, sachant que je m’intéresse aux oiseaux erratiques, aux pièces dont le souvenir marque dans les notes d’un chasseur, de fidèles correspondants m’ont relaté leurs observations. Et cela sans ambiguïté : tout aigle d’au moins 2 mètres d’envergure apparu sous notre ciel, en dehors des montagnes, est, presque à coup sûr, l’orfraie, et non l’aigle royal.

Tous deux sont de splendides oiseaux. L’aigle royal s’acharnant plus volontiers sur les proies vivantes, donc plus redouté des pâtres, des montagnards. L’orfraie se contentant, faute de mieux, d’oiseaux morts ou blessés, de poissons, même de petits rongeurs, de serpents ou de batraciens.

Peu nuisible, à mon avis, et si belle, si majestueuse que je jugerais coupable du crime de lèse-nature le tireur qui en éteindrait l’espèce.

Pierre SALVAT.

Le Chasseur Français N°622 Octobre 1948 Page 195