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Notes biterroises

’IL se trouve des lecteurs du Chasseur Français qui prennent quelque intérêt à la lecture des modestes écrits sans prétention du signataire de ces lignes, peut-être se souviendront-ils avoir déjà vu pareil titre ici même. Ils n’en auront que plus de mérite, car cela remonte à un nombre respectable de lunes, exactement à novembre 1941. Qu’ils veuillent bien, alors, se reporter à l’article en question et ils verront qu’il devait y avoir une suite. Elle a été longue à venir, je l’avoue. D’autant plus longue, d’ailleurs, que l’interruption de notre chère revue pendant près de quatre années en est la cause majeure. L’inspiration aussi est une dame fantasque qui ne vient que quand elle veut, et le pauvre écrivassier est à sa merci, obligé de la prendre quand ça lui chante. Ce en quoi, soit dit en passant, le métier de barbouilleur de papier et de gâcheur d’encre n’est pas toujours, quoi qu’on en dise, une sinécure.

Il y avait donc, disions-nous, une suite à ces lignes où l’on vous invitait à vous arrêter, au hasard d’une randonnée méridionale, dans un de ces gros bourgs ou villages du Biterrois pour y glaner histoires de chasse. Ces villages se ressemblent tous un peu : grand’route bordée de plantureux platanes, maisons de propriétaires, les unes modestes avec la simple porte grillagée à cause des mouches, d’autres cossues, avec balcon sur rue et entrée richement ornée, mais toutes avec le grand portail arrondi qui est l’entrée de la cave où s’élabore, chaque vendange, le divin jus de la treille ; gens affables et bons vivants ayant, avec leur passion professionnelle de la vigne, celle, combien tenace et profonde, de la chasse. De la chasse ... hum ! si j’osais, j’ajouterais, aussi, d’autres choses. Car on pourrait, pastichant un vers humoristique célèbre, dire que « tout chasseur a dans l’âme un braco qui sommeille ».

Et, hélas ! dans le Midi, ce sommeil n’est guère profond et l’homme est, la plupart du temps, éveillé. Je pense que vous comprenez ce que parler veut dire et que la parabole est assez claire pour qu’il n’y ait pas besoin de s’étendre outre mesure. D’ailleurs, le péché, s’il est grave quant à la loi pénale, n’est, vis-à-vis de nos braves gens de cet heureux pays, que bagatelle. Du moins est-il tenu pour tel par la plupart.

« Quel mal y a-t-il, n’est-ce pas, vous dira-t-on, à prendre de temps en temps quelque Jeannot lapin « au fer » ? On ne le vole pas, allez, car il faut rentrer très tard le soir, se lever très tôt le lendemain matin, et ce pour ne réussir, souvent, qu’au bout de plusieurs jours d’acharnement. » On leur décernerait presque une médaille ! Mais n’insistons pas. Il en a été et il en sera toujours ainsi. Que les purs amoureux de la chasse régulière, légale, en prennent leur parti, puisque, paraît-il, on n’y peut malheureusement rien.

On vous dira donc, si vous liez conversation cynégétique, combien, malgré tout, le pays compte et a compté de grands chasseurs. Il en reste peu de la vieille époque des fusils à broche et des premiers « percussion ». Ils sont, pour la plupart, au royaume des ombres. Il en reste cependant quelques-uns, à la retraite, et il se peut que vous les voyiez, à la terrasse des cafés, appuyés sur leur canne, regardant arriver les cars, à la place des diligences d’autrefois, et passer, le dimanche, l’armée des chasseurs dont ils ont tenu, en leur cher vieux temps, le drapeau.

Voyez celui-ci, dont les ans accumulés ont blanchi la barbe de faune et voûté des épaules qui ont traîné tant de gibier. Je n’en donnerai pas le nom, de crainte de froisser sa modestie de vieux célibataire. Mais deux passions ont animé sa vie : la chasse et la musique. Car ses doigts déliés savaient, avec autant de virtuosité, presser la gâchette au bon moment que frapper les touches d’ivoire du clavier. Parlez-lui de telle sonate de Chopin, de ce menuet de Mozart, et ses yeux vifs pétilleront d’aise comme lorsque vous lui parlerez perdreaux et lapins. S’il vous racontait tous les souvenirs qui hantent sa mémoire, à quelle éclosion de belles histoires vous assisteriez ! Car, bien sûr, dans le nombre incalculable de parties de chasse dont sa vie a été tissée, que d’aventures qui seraient dignes d’être contées ! Souhaitons-lui, voulez-vous, à lui qui, si je ne me trompe, doit être le doyen non seulement des ex-disciples de saint Hubert, mais des habitants du pays, encore nombreuses années de vie et persistance d’une remarquable vieillesse.

De son époque, vous verrez encore celui qui, hélas ! traîne avec deux cannes ce pauvre corps perclus, lequel, pourtant, a tant parcouru, lui aussi, vignes et garrigues. Encore un dont je tairai le nom, mais qui fut, lui, non pas l’amoureux de la musique, mais le passionné et réputé joueur de boules. Grand chasseur, il le fut. Et, dans sa boutique où il mania avec dextérité, durant de longues années, non pas le clavier sonore, mais la tondeuse et le rasoir, que de discussions cynégétiques passionnées, que d’histoires de chasse ont dû y être entendues par les clients ! Je me souviens encore l’avoir vu, au temps, combien lointain, où, tout gamin, on me hissait sur le haut fauteuil ad hoc, afin de me tondre à l’ordonnance, brandir, dans le feu de la discussion ou de la narration, au-dessus de la tête du patient, dont une joue était faite et l’autre attendait, toute blanche de savon, la lame redoutable qui faisait des moulinets que doublait la grande glace. S’y rencontraient souvent, comme par hasard, le samedi soir, jour de barbe, les grands chasseurs du pays, dont certains étaient les compagnons de chasse du figaro. Que subsiste-t-il de cette cohorte de fusils réputés ? Plus grand monde, certes, et peut-être les deux dont il est parlé ci-dessus en sont-ils les seuls survivants. Les autres ont quitté ce monde : M. D ..., le grand D ..., dont le fusil était terrible ; les deux Jules, dont l’un, mon oncle, reçut un jour, de l’autre, à la place d’un lièvre débouchant en même temps que lui au faîte d’un coteau, la décharge de plomb dont il conserva, durant de longues années, quelques échantillons dans le corps. L’auteur de l’involontaire accident n’en prit plus de permis de sa vie, tant cette fâcheuse aventure l’avait navré et lui avait fait prendre la chasse en aversion. Ah ! mon oncle Jules, disparu depuis peu, avec quelle passion, quel feu dans le regard, quelle précision dans les gestes et les mots, quelle méticuleuse mémoire, il vous racontait ses exploits ! À voir sa main étendue glisser dans l’air pour vous dire l’arrivée, toutes ailes ouvertes, d’un perdreau de battue, ou le bruit de ses lèvres imitant le départ de la compagnie, il vous semblait voir, de vos propres yeux, passer les oiseaux dans l’air lumineux et brûlant de la garrigue. Et je vous assure qu’avec lui aussi le gibier tombait, même avec la poudre noire et les fusils à chiens. Lui qui tuait tant de lièvres, il fut, un jour, nargué par l’un d’eux qui, durant le repas de midi, vint effrontément se montrer sur le rebord de la fenêtre, derrière les carreaux. « Papa, papa, un lapinou ! » s’écria mon jeune cousin qui se trouvait en face. Hélas ! le temps de se lever, de courir au fusil et aux cartouches, et le capucin avait rebroussé chemin et regagné les vignes proches. Un lièvre sur sa fenêtre, à lui, J. P ... ! Était-ce possible ! Le pauvre homme n’en revenait pas. Vous avouerez qu’il y avait de quoi.

On vous parlera peut-être aussi des deux frères P ..., grands, maigres, un peu voûtés sur leurs vieux jours, mais qui, eux aussi, avaient porté bien haut le flambeau de la chasse. De la politique aussi ; car l’on pourrait vous raconter l’exploit de l’un d’eux qui, un jour où les élections étaient si échauffées qu’on avait dû envoyer, de Béziers, pour maintenir l’ordre, un peloton de chasseurs à cheval, de ces beaux cavaliers d’autrefois, avec shako à gourmette, dolman bleu-ciel et culottes rouges, s’était couché de tout son long, sur la place de la Mairie, devant les pieds des chevaux piaffants et prêts à charger !

Il y avait aussi M. M ..., qui invitait parfois le curé à aller chasser avec lui à sa campagne. D’autres, d’autres encore. Et comment ne pas citer aussi celui dont la mémoire m’est si chère, mon père, qui m’a transmis la passion du « noble déduit » ? Je le suivais souvent, le jeudi ou du temps des vacances, lorsqu’il allait seul, car il pouvait, alors, mesurer, à la longueur de mes jambes, l’importance des randonnées. Mais le dimanche, quand il partait en compagnie et que je restais à la maison, avec quelle impatience je guettais son retour ! Dès qu’il entrait, je passais derrière lui, me haussant sur la pointe des pieds afin de pouvoir plonger ma main dans le fond du carnier. « Il n’y a rien, il n’y a rien », me disait-il tout en marchant vers la cuisine. Mais, quand je touchais plume ou poil, je me récriais : « Si, si, il y a quelque chose ! » Et, dès qu’il posait son sac sur la table, c’était moi qui levais le rabat et retirais, quand il y en avait, perdreau ou lapin.

Enfin, après ces chasseurs, on vous parlerait de ceux qui étaient plus braconniers qu’autre chose. Ceux-là, tout de même, n’étaient guère bien vus et on leur souhaitait, du fond du cœur, une bonne paire de gendarmes sur le râble. Parmi eux était celui qu’on avait surnommé, je ne sais pourquoi, le Bédouin. Ah ! celui-là ... Que de douzaines de linots et de chardonnerets se sont empêtrés, aux abreuvoirs, dans les mailles de ses filets et ses bâtonnets englués ! Que de perdreaux pris dans ses lacets de crin et de lapins au piège ! Je vois encore sa silhouette courbée, appuyée sur un bâton, avec, dans le dos, le grand sac de cuir où l’on emporte le dîner à la vigne, un sac immense qu’il avait dû choisir tout exprès pour sa dimension, afin d’y pouvoir enfouir tous ses engins et le produit de ses rapines.

À présent, d’autres ont pris la place des disparus ou des retraités. Ainsi va la vie des chasseurs comme celle de tout le monde. Mais il n’est pas près de s’éteindre le clair flambeau que l’on se passe de père en fils, ni de mourir le culte de Diane qui brûle dans le cœur ardent de tous ces hommes pour lesquels la chasse est le suprême don des dieux.

FRIMAIRE.

Le Chasseur Français N°622 Octobre 1948 Page 196