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Les frigorifiques et la chasse

Dans le Chasseur Français de juin 1948, après avoir exposé la façon dont le gibier, grâce à la conservation par le froid, peut être mis en vente à des périodes très éloignées de la date de fermeture de la chasse, j’avais demandé à nos lecteurs leur opinion sur ce sujet. Je ne m’attendais pas à l’important courrier que cela m’a amené, et, tout en remerciant mes correspondants, je m’excuse de ne pouvoir les citer tous.

J’ai retenu particulièrement les lettres me signalant des décisions de justice en cette matière.

C’est ainsi qu’un aimable gendarme du Sud marocain et deux lecteurs bretons me signalent que, pour la Cour de cassation, les prohibitions de vente en période de fermeture ne s’appliquent pas aux conserves de gibier et autres préparations analogues, qui, dans les usages du commerce, ne sont pas destinées à une consommation prochaine. Malheureusement, les arrêts en ce sens, qui s’échelonnent entre 1844 et 1906, remontent à une époque où la conservation en chambre froide était inconnue ou, tout au moins, encore du domaine de l’expérience.

Plus intéressantes sont diverses décisions du tribunal et de la cour de Paris de 1883, 1895 et 1904, décidant que l’inculpé doit être admis à faire la preuve que le gibier conservé avait été acheté avant la clôture de la chasse.

Nous serrons de plus près la question avec un jugement du tribunal correctionnel de la Seine du 8 novembre 1904, confirmé en appel, qui dit expressément :

« Il y a délit de la part du restaurateur qui, tout en justifiant d’achats importants de gibier antérieurement à la fermeture de la chasse, n’établit pas que le gibier conservé mis en vente par lui après ladite fermeture provenait spécialement de ces achats. »

Et pour entrer maintenant, sinon déjà dans l’ère atomique, du moins en plein dans celle des frigidaires, frigéco et autres appareils permettant la conservation à basse température, le président de l’Association des chasseurs et propriétaires de Saint-Affrique, canton de Roquefort, M. Coulet, me fait tenir une note de M. Jean Lagarrigue, président de la Fédération départementale de l’Aveyron, qui semble définitivement consacrer la jurisprudence sur ce point.

Il s’agit d’un jugement du tribunal correctionnel de Bourg (Ain) du 3 mars 1937.

Voici d’abord les faits :

Le garde Guillon verbalise, le 3 février 1937, contre un marchand de comestibles de Bourg. Dans le frigorifique de ce marchand se trouvent une vingtaine de lapins de garenne dont la vente est autorisée, des autorisations de battues et de destructions ayant été accordées dans le département. Mais il y a aussi deux lièvres.

Or la chasse au lièvre est fermée depuis le 3 janvier 1937, l’arrêté préfectoral sur la chasse accordant une tolérance de deux jours, après la clôture, pour le transport et la vente du gibier.

La Fédération des sociétés de chasse de l’Ain s’est portée partie civile.

L’accusé prétend que ce gibier a été tué avant la fermeture et que sa détention au delà du délai de tolérance pour le transport, c’est-à-dire au delà du 5 janvier 1937, ne constitue par un délit, la vente seule étant prohibée.

Le cas est donc très net, absolument typique. Il n’y a pas eu offre au client, ni sur table, ni sur la carte d’un restaurant, ni dans le magasin même.

Or le tribunal a condamné à l’amende, ainsi qu’à une indemnité à la Fédération des chasseurs pour compenser la perte des deux lièvres, et aux dépens.

Voici les termes mêmes du jugement :

« Attendu que le fait par un marchand de comestibles de détenir dans un frigorifique une denrée alimentaire de la nature de celles faisant l’objet de son commerce constitue bien la mise en vente ;

» Qu’il n’est pas nécessaire que ladite denrée soit à l’étalage ou dans le magasin, à la vue du public ;

» Que la technique moderne du commerce de l’alimentation et l’hygiène font un devoir au commerçant soucieux de la santé publique de placer dans une armoire frigorifique ou dans une chambre froide les denrées périssables ;

» Qu’elles ne sont pas de ce fait retirées de la vente et font toujours partie du stock de marchandises mises en vente par le commerçant ;

» Que le public, au courant de ces pratiques nouvelles, n’hésite d’ailleurs pas à solliciter des marchandises qu’il ne voit pas à l’étalage, mais dont il n’ignore pas l’existence dans le frigorifique ;

» Attendu que dans ces conditions X ... a bien commis le délit qui lui est reproché ;

» Par ces motifs, le tribunal le déclare coupable ... » etc.

Le tribunal n’a pas recherché si le gibier avait été tué régulièrement et mis au frigorifique dans les délais autorisés. Pour lui, sa présence seule, en temps prohibé, constitue le délit.

Nous voyons donc que la façon d’apprécier a évolué depuis les juges parisiens de 1883-1895 et 1904. C’est qu’à cette époque il était facile de « faire la preuve que le gibier avait été tué avant la fermeture ». En l’absence de chambres froides, un lièvre saisi en février ne pouvait nullement passer pour avoir été tué en décembre. Mais actuellement il est impossible, dans la pratique courante, d’établir si le lièvre conservé au frigorifique date de huit jours ou de trois mois, d’où la différence d’interprétation des juges.

J’avoue qu’à lire ce texte j’ai eu quelque peu froid dans le dos. Pas plus tard que l’année dernière, ayant tué, le jour de leur fermeture, quelques jolies perdrix et désirant les manger le dimanche suivant avec quelques gourmands de mes amis, j’ai tout bonnement prié mon charcutier de me les ranger pour la semaine dans son frigorifique. Bien involontairement, j’exposais donc un obligeant fournisseur à des poursuites, au bout de quarante-huit heures ...

Après tout, c’est parfaitement logique. Comme me l’écrit M. C. D. de Teramac, « qui veut la fin veut les moyens. Lors du banquet des délégués des sociétés de chasse de mon département, réunis en mars, le président, sur ma demande, appuyée par des arguments solides, fit remplacer au menu officiel par un autre plat le civet de lièvres — avec un s, s’il vous plaît — que l’on nous offrait, croyant nous faire grand plaisir. »

Personnellement, j’avais trouvé le jugement de Bourg quelque peu sévère. L’existence seule du gibier en frigo avec présomption de vente possible devenant automatiquement un délit me semblait pouvoir être corrigée par une réglementation appropriée. M. de Teramac a eu les mêmes scrupules :

« On pourrait par exemple obliger les hôteliers, restaurateurs et négociants en comestibles :

» 1° À déclarer à la Régie ou à la gendarmerie, à l’expiration du délai de quarante-huit heures accordé pour le transport après la fermeture, le gibier détenu en frigorifique.

» 2° À rectifier cette déclaration le lendemain de chaque consommation de gibier.

» 3° À se prêter à toutes vérifications du contenu des frigorifiques par les agents assermentés. »

Mais mon correspondant, tout bien réfléchi, a dû penser comme moi que le lièvre deviendrait éternel et le perdreau perpétuel. Nous ne sommes pas en Suisse, où dans certains cantons, par exemple, les chasseurs viennent chaque soir déclarer à la mairie les chamois tués, et où l’on ferme la chasse à ce gibier lorsque le nombre en est jugé suffisant. En France, nous pouvons bien nous l’avouer, ces scrupules et cette franchise ne sont pas notre fait, à nous chasseurs. J’ai vu, en Allemagne et en Autriche, où il y a une date d’ouverture pour chaque gibier, les chasseurs garder le fusil sous le bras en regardant partir une bête qui n’ « ouvrait » que le lendemain matin. À tort ou à raison, nous ne sommes pas faits de ce bois-là. Comme le dit M. de Teramac, c’est tout ou rien ; qui veut la fin veut les moyens, et si nous voulons encore avoir du gibier en France dans quelques années, malgré les lois qui semblent considérer perdreaux et lièvres comme des loups ou des léopards qu’il faut exterminer, il faut adopter les attendus du tribunal de Bourg, même si leur rigueur nous offusque quelque peu.

Il y a certainement, parmi les commerçants possesseurs de frigorifiques, quantité de fort honnêtes gens qui s’exposent à des poursuites faute de connaître leurs droits et leurs devoirs. Je remercie encore mes correspondants, qui m’ont permis de les éclairer. Le nombre de réponses que j’ai reçues me prouve combien la question avait d’intérêt.

Pierre MÉLON.

Le Chasseur Français N°622 Octobre 1948 Page 197