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Globe-trotters cyclistes

Dans la vallée de Bamyan

(Afghanistan)

Le jeune ménage Leininger, dont nous avons publié précédemment (1) quelques impressions de route, touche sans le savoir au terme de sa randonnée cycliste. Alors que l’Europe est déjà sous les armes, il continue, dans des régions à demi désertes, son voyage merveilleux.

10 septembre 1939.

— Nous attendons, tant il fait froid, que les premiers rayons du soleil touchent la tente. Un paysan nous apporte spontanément un grand bol de lait.

Bien emmitouflés, nous poussons nos vélos dans la pente raide balayée par un vent glacial jusqu’au col. Nous sommes à 4.000 mètres, altitude rarement atteinte à bicyclette.

Sur l’autre versant, d’impressionnantes aiguilles de rochers rouges dominent une étroite vallée verte. Nous descendons en lacets serrés le long de parois verticales, conglomérat très dur de galets et de terre rouge.

La vallée est cultivée de blé en épis, mais encore vert malgré la saison avancée. La descente ne dure pas longtemps ; très vite, la piste s’engage dans un vallon très raide et très encaissé. Cette fois, je fais la grève. Je m’assieds au bord du chemin et refuse de continuer. Nous restons un bon moment au soleil ; un Afghan vient nous tenir compagnie.

Nous repartons quand même, découvrant d’extraordinaires collines claires, rose-saumon et jaune vif. La « journée de cheval » qui nous séparait de Bamyan nous paraît être du même ordre que les « routes plates comme la main ».

Tandis que nous faisons cuire notre repas de midi au bord d’une rivière, dans une large vallée bien cultivée où nous venons de déboucher, une étrange caravane s’offre à nos regards : c’est un personnage à cheval, vêtu d’un costume de golf gris de bonne coupe et qui abrite sa tête couverte d’un turban bleu-ciel sous un grand parapluie noir. Une suite nombreuse de cavaliers portant des fusils de chasse et des perdreaux l’accompagne.

— Salam aleko ! C’est l’hakim de la province de Yakaolang. Il est jeune et souriant avec un visage ouvert qui nous plaît. Nous sommes tout de suite invités à dîner et à passer la nuit sous son toit. Un grand bâtiment fortifié abrite sa demeure à un kilomètre derrière nous, dans la vallée. Un âne y transporte nos bagages.

Assis autour d’un plateau servi de thé, nous faisons connaissance avec notre nouvel ami ; un jeune homme qui l’accompagne paraît plus cultivé que les autres. Il regarde avec nous notre carte et la comprend. Il nous parle de l’Europe et nous assure que la Russie et l’Allemagne sont alliées contre la France et l’Angleterre. Nous rions sans oser le contredire, par politesse, mais nous trouvons qu’il a vraiment une imagination féconde. Quelques-uns nous disent : « Français-Allemands, pan-pan ! », en faisant le geste d’épauler un fusil. Nous supposons qu’ils ont entendu parler de la guerre 1914-1918 et acquiesçons. L’idée qu’il peut s’agir d’une guerre actuelle ne nous effleure même pas. Nous n’avons pas lu un journal depuis six mois. D’ailleurs, la guerre, cela fait encore partie pour nous, naïfs inconscients que nous sommes, du domaine du passé. Cela représente quelque chose de si monstrueux que nous ne pouvons pas même imaginer que cela puisse reparaître en 1939.

Il nous reste encore beaucoup à apprendre. J’ai vingt-cinq ans, Raymond vingt-huit, mais nous sommes encore des enfants. Dans cinq ans, nous aurons perdu beaucoup d’illusions. Dieu merci, pas toutes ; il nous en restera encore une provision suffisante à semer peu à peu au long de la vie. Et j’espère bien qu’il y en aura une ou deux plus solides que les autres qui résisteront jusqu’au bout.

Nous passons une bonne soirée avec ces amis d’un soir, intelligents, curieux et tout animés d’une gaieté jeune.

11 septembre.

— Nous photographions tout le monde, puis repartons vers Bamyan, « qui n’est qu’à un jour de cheval », l’hakim nous l’a assuré. Du sommet d’un de nos cols quotidiens, nous découvrons vers le nord et l’est de vastes étendues presque plates en comparaison du chaos de hautes montagnes que nous avions l’habitude de contempler au delà de chaque ligne de crête.

Il s’agit cette fois de collines de moins en moins élevées au fur et à mesure qu’elles sont plus éloignées ; c’est très loin vers le nord-est, la dépression du Mazar-i-Shérif. Au sud, au contraire, s’élève une haute barrière d’aiguilles noires coupées de glaciers : c’est l’importante chaîne du Koh-i-Baba (altitude 5.140 mètres). Nous approchons de Bamyan.

Nous descendons dans une large gorge de falaises roses et grises. Le soleil déjà bas avive les teintes. Nous dépassons des cavaliers qui portent en croupe leurs femmes vêtues de voiles d’un rouge éclatant. Derrière l’une d’elles, un bambin de trois ans, agrippé aux épaules de sa mère, est debout sur le cheval noir.

Le vent se lève quand nous atteignons une vallée que le soleil inonde de chaude lumière. Brusquement, nous découvrons un petit lac dont les eaux sont bleu marine. Il est alimenté par des eaux qui ruissellent d’une vaste table de roches calcaires dominant le fond de la vallée.

Nous quittons notre route pour suivre le groupe de cavaliers. Ils remontent un sentier vers une petite mosquée que nous avons aperçue de loin, au-dessus de ce qui nous paraît être un vaste plateau rocheux. Nous le contournons en l’escaladant et débouchons tout à coup sur un immense lac suspendu dont les eaux sont d’une limpidité magnifique.

Vers l’ouest, d’où nous venons, les falaises de rochers émergent du crépuscule. À nos pieds, l’eau transparente s’étend à perte de vue vers le nord-est, entre des à-pics de rochers pâles. Ce lac est le Band-i-Emir. Nous montons notre tente au bord de l’eau. Nous sommes en contre-bas d’une modeste mosquée en pisé, lieu de pèlerinage. Raymond me laisse seule pour aller chercher des vivres. La nuit vient, j’aperçois les lueurs dansantes d’un grand feu que nos cavaliers ont allumé devant une grotte où ils campent. Longue attente dans l’ombre froide chargée d’humidité. Le poids de ma solitude s’accroît de celui des ténèbres et du froid. Mais Raymond revient, apportant la paix et le repas.

12 septembre 1939.

— Le paysage est si beau que nous ne pouvons nous décider au départ. L’eau d’un bleu intense semble d’une matière plus dure que les rochers très pâles qui la bordent. Les falaises teintées de rose plongent profondément dans l’eau limpide, leurs ombres sont bleu de nuit, et l’on y aperçoit de gros poissons lents.

Nous nous éloignons à regret, la piste domine encore un instant l’inoubliable surface indigo et bleu marine dont les contours précis et imprévus lèchent le calcaire clair au fond d’innombrables petits golfes. Les yeux encore pleins de cette couleur pure, nous nous enfonçons dans un désert aux étendues décolorées par la lumière. Des bosses nombreuses ralentissent notre progression et nous fatiguent. Nous campons le soir sur un plateau balayé par un vent glacial.

13 septembre.

— Au réveil, des glaçons emprisonnent les herbes qui bordent le ruisseau. Sans le savoir, nous commençons notre dernière journée de paix.

Dans un village fortifié, les paysans trient du blé ; le soleil éclaire les murs de pisé jaune ; le blé doré forme une grande masse mouvante autour de laquelle éclate la blancheur des costumes. Nous calmons notre faim en mangeant des galettes et du mast au seuil d’une maison.

Nous réparons une dernière crevaison. Une gorge étroite descend sur la vallée de Bamyan : la piste, recouverte d’une épaisse couche de poussière grise, longe un torrent. Raymond file devant, trop vite à cause de ses mauvais freins, et tout à coup je le vois passer par-dessus son guidon et retomber sur la piste, les bras en croix, immobile. Effrayée, je m’arrête près de lui, mais déjà il remue un bras, une jambe, puis se relève, blanc de poussière. Une grosse pierre cachée a été la cause de sa chute. Il est pâle, un peu étourdi par le choc, mais heureusement indemne. La bicyclette, elle aussi, a bien encaissé le coup.

Nous profitons de la halte pour prendre un bain et nous changer en vue de l’arrivée à Bamyan. Mais nous sommes aussi minables après qu’avant l’opération.

La vallée s’élargit, des paysans moissonnent le blé à la faucille. Voici, au bord de la rivière, un rideau de peupliers, des bouquets de charmes, des bouleaux, paysage assagi déjà, presque français, presque alpin, dominé par la masse lointaine, mais puissante, de Koh-i-Baba. Nous dépassons des groupes de femmes drapées dans des voiles blancs, bleus ou rouge vif. À notre gauche, une falaise en conglomérat de terre jaune est creusée de trous noirs où apparaissent quelques silhouettes blanches. Ce sont des grottes.qui servent d’habitations aux indigènes.

Au fur et à mesure que nous approchons du village, la falaise s’élève, et nous nous trouvons soudain devant l’immense bouddha de pierre taillé dans le rocher. Le colosse a 53 mètres de hauteur ; malgré ses mutilations — toute la partie supérieure de la tête, les mains et une partie des jambes manquent, — il nous domine de toute sa puissance étrange et primitive, vivant malgré la raideur archaïque de son corps et des plis de ses voiles.

À une centaine de mètres, nous apercevons le bouddha de 35 mètres, dans sa haute niche d’ombre. De nombreuses et irrégulières ouvertures dans la falaise marquent l’emplacement des anciens temples bouddhiques installés dans les grottes. Nous visiterons demain ce trésor archéologique que la mission française, sous les ordres de M. Hackin, étudie. La France a en effet le monopole des fouilles en Afghanistan, grâce à l’influence de M. Hackin, qui a été, au cours des années qui ont précédé la guerre, le véritable ambassadeur de la France dans ce pays. Nous arrivons à Bamyan avec l’espoir d’avoir la chance de le trouver.

R. et N. LEININGER.

(1) Voir Chasseur Français, no 619.

Le Chasseur Français N°622 Octobre 1948 Page 212