Le Tour de France devint le point de mire du monde cycliste
le jour où Desgrange « inventa » l’étape Bayonne-Luchon, c’est-à-dire
l’étape « inhumaine », où s’illustrèrent les Lapize, Alavoine, Bottechia,
Thys et autres grimpeurs extraordinaires, qui réussirent à couvrir les 320
kilomètres de l’étape fameuse à une moyenne de ... 20 kilomètres à l’heure
environ ! En ce temps-là, les routes de montagnes étaient atroces :
on roulait dans des cailloux et des ornières, les coureurs n’avaient pas de
changement de vitesse, et une certaine catégorie d’engagés, les
touristes-routiers, étaient même obligés de réparer leurs vélos eux-mêmes, par
les moyens du bord !
Calvaire des calvaires, Bayonne-Luchon réveillait
l’attention passionnée des masses ; le classement des coureurs subissait
des changements colossaux, et le vainqueur, exténué, mais glorieux, n’avait
plus qu’à conserver son titre dans les cols des Alpes, encore plus
spectaculaires ... mais moins durs.
Or la manie du changement, le besoin maladif de perfectionner,
l’obligation de donner satisfaction à maintes villes qui réclamaient à tout
prix une arrivée d’étape dans leurs murs fit que l’étape Bayonne-Luchon fut
modifiée, tronquée, fragmentée, brisée, et que, finalement, il en resta si peu
que c’est à peine si elle sépara les coureurs ...
Cette année, même, on commit l’erreur impardonnable de faire
arriver les coureurs non à Luchon, mais à Toulouse, c’est-à-dire 140 kilomètres
plus loin que la fin du parcours accidenté. La plaine annula tous les résultats
acquis, et les coureurs, malgré l’ascension de trois cols représentant 40
kilomètres de côtes à 8 p. 100, terminèrent groupés !
Heureusement, une étape « inhumaine » les
attendait dans les Alpes. Nous n’oublierons pas de longtemps le
Briançon-Aix-les-Bains de 1948, étape hérissée de difficultés formidables et se
déroulant par un temps atroce, au milieu de la neige, de la gelée et de
l’inondation. La moyenne du vainqueur, Bartali (27km,600), est
significative. Du coup, le Tour de France prit soudain un tel intérêt que tout
le monde s’abordait en exaltant les glorieux « martyrs » de la
descente du Galibier et de la montée du col de la Croix de Fer. Quant à moi, je
me croyais revenu au temps héroïque des Faber, Trousselier, Garrigou, Pottier.
Enfin, nous sortions des étapes se terminant par un emballage sur
vélodrome : les Géants de la Route nous étaient rendus.
Quelques semaines plus tard, 425 cyclo-touristes s’étaient
fait inscrire pour l’étape Pau-Luchon, organisée par le Cyclo-Club Béarnais.
Cette étape de 196 kilomètres comporte 4.700 mètres de dénivellation, 70
kilomètres environ de côtes. Aucun classement n’est établi. Il s’agit de
couvrir la distance en moins de dix-huit heures pour décrocher le brevet de
randonneur des cols pyrénéens ; mais les temps sont tout de même connus
par les heures d’arrivée, et c’est ce qui permet d’établir des comparaisons et
justifie le titre de mon article.
Et d’abord constatons l’essor fantastique des randonneurs,
l’accroissement prodigieux du nombre des engagés (150 en 1946, 250 en 1947, 425
en 1948), et cela malgré le triomphe du moteur, des autos, motos, vélos
motorisés, etc. Nous répétons que les temps ne sont pas officiellement
enregistrés. Donc, ces cyclo-touristes ne sont pas poussés par la gloriole et
savent qu’aucune publicité ne sera faite sur leurs noms. Ils le comprennent si
bien qu’eux-mêmes ne font pas état de leurs performances. Reste à savoir si
celles-ci sont dérisoires quand on les compare aux exploits des Bartali, Robic,
Lapébie et autres, Bobet, Vietto, etc.
L’an dernier, l’étape Luchon-Pau (exactement la même, mais
dans le sens opposé) fut gagnée par Robic à 27 kilomètres de moyenne, si
j’ai bonne mémoire.
Cette année, un jeune cyclotouriste de Nantes, dont je
tairai le nom, parti à 2h.30 du matin de Pau, arriva à Luchon à 13 heures.
Il avait mis dix heures et demie, ce qui représente environ 19 kilomètres
de moyenne ; mais, l’an dernier, un certain jeune prodige avait réalisé 23 kilomètres
de moyenne horaire !
Je m’empresse de dire que ce sont là des exceptions. Les
gros paquets de cyclo-touristes arrivent entre 15 heures et 18 heures,
et l’on peut considérer que le temps moyen de nos fines pédales fut de quatorze
heures, ce qui donne du 14 kilomètres à l’heure.
Comparaison entre les coureurs professionnels et les cyclotouristes
de bonne classe : du simple au double !
Eh bien ! non, ce n’est pas humiliant, ce n’est pas
dérisoire. Songez donc que, parmi ces cyclotouristes, il y avait, cette année,
un vieillard de soixante-douze ans et un enfant de douze ans, que tous s’arrêtaient,
cassaient la croûte, réglaient leurs machines, se reposaient en haut des côtes
et parfois les montaient à pied, prenaient des photos, en somme agissaient en
touristes.
Considérez aussi qu’ils n’étaient pas suivis par des autos,
aidés par des camarades d’équipe, grisés d’émulation, surexcités par les
clameurs de la foule, entraînés depuis des mois, montés sur vélos à boyaux,
habitués à fondre dans les descentes, à tombeau ouvert, comme des éperviers sur
une proie, qu’ils tenaient à leur vie ... et même à leurs aises.
Enfin, et c’est l’essentiel, si leurs temps prêtent à
sourire auprès de ceux des coureurs, demandez donc à des centaines, à des
milliers de pédaleurs du dimanche, de les suivre, ne fût-ce que dans les lacets
du premier col, ne fût-ce que de Pau à Argelès ! C’est alors que vous
ririez, que vous seriez vraiment fondés à rire !
Notez que le déchet fut, cette année, de 15 à 20 p. 100
pour cause de pluie, de froid, de chutes, de crampes ou de fatigue.
J’ai toujours soutenu cette théorie QU’ON EST CE QU’ON EST
et que l’entraînement ne fera jamais, jamais, quelque sage, scientifique,
assidu qu’il soit, un coureur d’un cyclotouriste.
Quiconque est « bon pour le 20 à l’heure » à
trente ans, le restera jusqu’à soixante. Aucune alimentation, aucun massage,
aucune hygiène, aucune vertu sportive ou monastique n’en fera même un aspirant
professionnel. J’endosse volontiers pour ces gens aux moyens limités, dont je
fais partie, le qualificatif de médiocre.
Mais la médiocrité a mille degrés. Elle comporte une variété
infinie de types. À sa base, elle avoisine l’absence totale de dons. À son
sommet, elle frise le mérite.
J’estime que le mot est infamant pour des cyclo-touristes
qui abattent, à 15 à l’heure de moyenne nette, les 196 kilomètres de l’étape Pau-Luchon
par les quatre cols, et je juge intolérable que, comparant ces excellents
routiers aux coureurs du Tour de France, on passe du mépris au délire.
La randonnée des cols pyrénéens nous a prouvé une fois de
plus la merveilleuse vaillance de quelques centaines d’inconnus ; et, si
vous en doutez, essayez de faire la moitié de ce qu’ils ont fait, ô vous,
sportifs fanatiques des « arrivées », qui suivez les courses d’un
cœur ardent, mais ... en automobile.
Henry de TOMBELLE.
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