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Sports nautiques

Pour devenir un bon barreur

Il est facile de devenir un bon timonier. Faire aller le navire d’un point à un autre est un acte mécanique ; il suffit de voir et de raisonner. Un bon barreur n’est pas obligatoirement un marin d’élite, un concentré d’expérience, mais surtout un sensitif et un intuitif. C’est en fait un artiste qui tire de son instrument, la barre, un rendement supérieur à celui de ses concurrents. Est-ce un don ? En partie, certainement, car il est des plaisanciers qui ne deviendront jamais de bons barreurs. Mais c’est surtout le fruit d’un travail persévérant. Les barreurs qui possèdent la maîtrise de leur art ont beaucoup travaillé ; ils savent qu’ils ont toujours à apprendre et qu’ils n’atteindront jamais la perfection.

L’art de barrer un bateau demande avant tout une concentration intense qui fait que l’homme et le bateau ne font qu’un et que la réceptivité de l’homme est telle qu’il sent, par le seul contact de ses doigts sur la barre, toute la vie profonde et complexe du navire. Mais, dans cette liaison, le bateau doit passer avant l’homme. Dans le cas inverse, on reconnaît au premier coup d’œil le défaut d’un barreur trop personnel à la façon dont il bride le navire comme un cavalier qui tire inopportunément sur ses rênes et brise le rythme de la bête.

C’est par son sens du toucher plus que par celui de la vue que le barreur sent ce que lui demande le bateau. Dans la pratique, le barreur veillera donc avant tout à la sensibilité de la barre. L’appareil à gouverner n’est pas exempt de frottements. On les réduira au minimum. Certains propriétaires adoptent la roue, préférant la commodité au rendement, et pour satisfaire certaine mode. Mais la barre franche, beaucoup plus sensible, est préférable, sauf pour les tonnages importants. Ceux qui ont conduit des bateaux par grosse mer et surtout la nuit ont pu apprécier tout ce que le langage secret et direct de la barre pouvait leur apprendre instantanément. Le seul avantage de la roue sur les petits et moyens tonnages est son encombrement réduit ; mais elle impose au barreur une position fixe au milieu du navire, alors que la barre lui permet des positions variées.

Rien de plus simple, en apparence, que de manœuvrer une barre. Cependant, si vous observez des barreurs, vous en verrez certains tendus, crispés, manœuvrant par à-coups en empoignant la barre à pleine main, alors que d’autres ont une position et des mouvements parfaitement naturels, dirigeant la barre avec la souple pression de leurs doigts, avec des gestes en quelque sorte instinctifs. On n’arrivera à cette maîtrise qu’après de longs efforts, soutenus par l’enthousiasme et la persévérance. On peut enseigner l’art de gouverner. Mais devenir un bon barreur, cela s’apprend tout seul. On n’achète pas cet art en prenant des leçons particulières. On ne peut l’acquérir qu’à la longue, par cette assimilation profonde où le bateau devient comme le prolongement de votre personnalité, et où votre propre réseau sensible se diffuse à travers le navire dès que vos doigts se sont posés sur la barre.

Cette sensibilité de perception exige une délicatesse de contact qui fait que, dans la pratique, le bon barreur n’empoigne jamais la barre à pleine main et en force, mais gouverne seulement avec ses doigts, sauf par mauvais temps, où la barre devient parfois très dure. Les mouvements du barreur en seront plus aisés et s’accorderont au rythme du navire. Il faut toujours éviter une fatigue inutile, et étreindre une barre pendant des heures rend vite douloureux les muscles de l’avant-bras. Si le bateau est dur à gouverner, ayez un raban de barre. Prenez un filin souple, en coton de préférence, et assez gros pour le tenir bien en main. Un bout du filin fait dormant sur un taquet ; on fait deux ou trois tours morts sur la barre, et l’autre bout est tenu en main. Pour déplacer la barre, on lui donne de faibles mouvements en choquant ou en reprenant du mou d’une main, tandis que de l’autre on fait tourner les tours du raban sur la barre. La conduite du bateau par mer dure n’exige ainsi qu’un effort très minime. Mais les doigts de la main libre restent toujours posés sur la barre pour sentir battre le pouls du navire.

À bord d’un bateau à moteur, gouverner consiste simplement à maintenir l’avant-bras dans une direction donnée, ce qui est à la portée de n’importe quel timonier. Sur un voilier, la direction n’est pas exclusivement celle du but à atteindre. Il s’agit de maintenir par le gouvernail l’équilibre entre les forces qui agissent sur le bateau. Il ne saurait être question de décomposer ces forces et d’en chercher les résultantes. Le barreur ne raisonne pas. C’est son intuition qui le fait agir instinctivement dans telle ou telle circonstance.

Il est impossible de maintenir plus de quelques secondes un voilier exactement dans le même cap ; mais un bon barreur corrige toute embardée par une embardée opposée compensatrice. La pratique de la navigation de nuit est un excellent entraînement. Privé du sens de la vue, le barreur intensifie celui du toucher, et toute sa concentration repose sur le contact de ses doigts avec la barre. On peut s’entraîner de jour en fermant les yeux de temps en temps quand le bateau court au plus près. On arrive à sentir, par les frémissements de la barre, si le cap est bon, quand le bateau arrive ou quand il serre le vent de trop près. Certains barreurs se tiennent au vent, d’autres sous le vent. Il est préférable pour les débutants de se tenir sur le bord du vent, ce qui leur permet de mieux voir la voilure. Une règle essentielle dans l’art de conduire un bateau, est de ne pas manœuvrer la barre brusquement et inutilement, et de ne lui donner que ce qu’il faut. Les yachts modernes avec leurs quilles courtes peuvent presque pivoter sur place sous une action brusque de la barre, mais cette manœuvre casse l’erre du bateau. Il ne s’agit pas de virer de bord dans le minimum de temps, mais en perdant le minimum de vitesse. Et c’est une faute fréquente chez les débutants de vouloir virer trop vite. Pour virer de bord, il ne faut jamais lancer brutalement le bateau, mais le guider en exerçant sur la barre une pression progressive ; et ce n’est que lorsque le bateau vient presque debout au vent que la barre est poussée plus à fond pour franchir le lit du vent. On attendra alors que le bateau ait repris de la vitesse avant de le ramener à sa position normale pour le plus près.

Aux positions largue et grand largue, il n’y a qu’à gouverner. C’est au plus près que la science du barreur est mise à l’épreuve. Il devra se pénétrer de cette idée que la direction du vent par rapport au bateau est de première importance et ne pas se laisser influencer plus que de mesure par la route à suivre. L’essentiel au plus près est de garder la plus grande vitesse possible, ce qui, d’ailleurs, réduit la dérive. Le barreur doit veiller constamment au vent et surveiller les risées. Elles s’annoncent au large par des rides qui assombrissent la couleur de l’eau. Il doit apprécier la force et la direction de ces risées et être prêt à la manœuvre.

Il est bien entendu que toutes ces exigences impliquent la possibilité pour le barreur de jouer le jeu dans les meilleures conditions. Si vous êtes invité à bord pendant une course, évitez de parler au barreur. Ne faites pas écran entre le vent et lui. Ne lui masquez pas la vue. Restez calme et silencieux et surtout évitez la position verticale. Attendez la fin de la course et, quand le yacht aura pris une allure de promenade, alors vous pourrez vous montrer aussi désagréable que vous voudrez.

Ces considérations forcément incomplètes ne sauraient épuiser la question. Il reste beaucoup à dire sur la façon dont le barreur doit virer les bouées dans la course, faire les manœuvres de corps morts, garder la cape, etc. Reconnaissons plus simplement qu’il reste tout à apprendre.

Ces excellents conseils que j’ai voulu donner aux jeunes m’ont guidé à mes débuts de barreur, et j’essaie de m’en inspirer chaque jour. Je n’ai donc fait que les transmettre, car je les tiens de barreurs célèbres, comme Manfred Curry, « l’homme-qui-gagne-toutes-les-régates », comme E.-C. Martin, qui conduisit tant de yachts fameux à la victoire.

Si vous voulez devenir vous aussi un bon barreur et cueillir des lauriers dans les régates internationales, ayez d’abord la volonté d’apprendre. Puisque vous avez l’enthousiasme, ne doutez pas de vos possibilités et souvenez-vous que, bien souvent, « le génie n’est qu’une longue patience ».

A. PIERRE.

Le Chasseur Français N°622 Octobre 1948 Page 215