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La pêche à la mouche

L'éclosion

L’« éclosion » est un phénomène mystérieux pour la majorité des pêcheurs. On constate une éclosion, on ne la voit pas se produire. Si nous apercevons un éphémère sur l’eau sans mouvement ou secouant péniblement ses ailes, nous ne pensons pas qu’il vient de se métamorphoser. S’il s’envole, nous pensons plutôt à un regain d’énergie qu’à un premier vol. Il faut, si l’on n’est pas entomologiste, un esprit naturellement très observateur pour remarquer la nymphe quitter le sable ou le gravier, s’élever lentement dans l’eau, animée seulement de quelques petits mouvements, pour venir en surface ou sur quelque pierre émergente ouvrir sa dernière parure de larve et sortir enfin insecte parfait, mais non encore revêtu de ses attraits nuptiaux. Bien peu de pêcheurs ont vu cela, et pourtant combien de fois ce phénomène se produit-il quand il y a éclosion !

Et d’abord, quand y a-t-il éclosion ?

Il y a éclosion quand la larve est arrivée au terme de sa vie aquatique, c’est-à-dire un, deux ou trois ans après sa naissance. Ce terme n’est pas le même pour chaque espèce ni pour chaque individu. Il y a une génération ou deux dans l’année pour chaque variété d’insecte. Dans cette époque, les éclosions s’échelonnent. Elles se produisent chaque jour, en général à une heure fixe, pendant une durée invariable, quelquefois très brève. Certains éphémères éclosent, par exemple, en été de dix-huit heures à vingt heures, pas avant ni après. Mais chaque jour l’éclosion se reproduit pendant deux mois et demi. Finis la saison, finies les éclosions. Quelques espèces à vie aérienne plus longue passent leurs derniers jours à l’état d’imagos cachées, pendant le soleil, sous les frondaisons de la rive et n’en sortent qu’aux heures crépusculaires, augmentant ainsi la densité de l’éclosion.

Il y a des éclosions en toute époque de l’année, en hiver, au printemps, en été, en automne : c’est pourquoi la pêche à la mouche peut se pratiquer en toute saison, et les pêches d’hiver ne sont pas les moins fructueuses. Mais il ne faut pas croire qu’il suffirait à un pêcheur patient et tenace de noter les jours d’éclosions pendant une année, chaque jour, sur son agenda pour les voir se renouveler l’année suivante ponctuellement aux mêmes jours. Les saisons sont fixes, de telle époque à telle époque nous aurons des éclosions connues et attendues, mais pour le jour c’est une autre affaire ! Cependant, pour certaines saisons d’année normale, on connaît à un ou deux jours près la date des éclosions : 5 juin pour la mouche de mai, 5 août pour l’éphémère oligoneuriella crépusculaire.

Ce jour dépend du milieu aquatique, des éléments atmosphériques, de la température, de l’état de l’eau, etc. Il faudrait pouvoir observer tous ces faits, les noter méthodiquement, scientifiquement, pour sortir d’un empirisme nécessaire (au sens philosophique du mot) afin d’arriver, peut-être, à prévoir ! Et encore la mortalité des larves ou des insectes pondeurs, due à une grande sécheresse, à une eau polluée ou seulement trop changeante, à une crue débordante peut modifier toute prévision.

Quelques faits paraissent anormaux. Ainsi, alors que, pour la plupart des insectes, le beau temps est, au moment de l’éclosion, la règle, certains d’entre eux, comme l’éphémère noir d’hiver, semblent préférer pour éclore des jours sombres, froids et humides. J’ai observé aussi, régulièrement, des éclosions par temps de crue avec eau sale, ce qui m’a permis quelquefois, exceptionnellement, de prendre quelques poissons à la mouche en eau très sale.

L’éclosion est un fait capital pour le pêcheur, et je conseille — malgré ce qui précède — de la noter chaque fois sur un gros agenda qui servira plusieurs années pour être consulté les années suivantes. Généralement le pêcheur met la charrue avant les bœufs. Il pêche avant d’observer. S’imposer un temps d’observation avant la séance, pendant que le crin trempe ou qu’on bourre la première pipe, est un minimum et cependant d’un grand profit. « Ouvrez le grand livre de la nature », disait Ryvez.

Un jour d’hiver, la rivière étant glacée, je vis sur la glace une nymphe qui se traînait péniblement. Je la cueillis sur le bout de ma canne, lui donnai asile dans ma boîte d’allumettes. Je la posai sur ma table de nuit et, au matin, je trouvai une belle nemoure. Depuis, je connais la nymphe de la nemoure, je sais qu’elle quitte l’eau pour se métamorphoser et je peux en faire une mouche. Grands résultats pour un effort insignifiant.

Grâce à votre agenda, vous connaîtrez les dates probables des éclosions. Si vous ne constatez aucune éclosion, pensez que ce qui était vrai l’an dernier peut l’être aujourd’hui. Ne nous contentons pas de répéter que « sans éclosion toutes les mouches sont bonnes » (le contraire d’ailleurs est plus vrai), mais préférons celle qui serait sur l’eau, s’il y en avait. La nature n’est pas radoteuse et pratiquement se répète inlassablement : l’hirondelle revient au printemps et s’en va à l’automne, le perce-neige fleurit en mars, la violette quelques jours après, la rose ensuite ... Ce qui est vrai pour les plantes l’est aussi pour nos petits insectes.

Dans sa diversité, la nature est régulière et ponctuelle, ce qui ne l’empêche pas d’être belle. On pourrait dire même, dans une conclusion inattendue, que sans ordre et sans règle la beauté ne serait pas.

P. CARRÈRE.

Le Chasseur Français N°623 Décembre 1948 Page 259