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Coutumes provinciales

Les charitons normands

Le curieux qui, dans la calme librairie du bouquiniste, feuillette d’un doigt distrait La Normandie illustrée, magnifique ouvrage publié au début du second Empire, est quelque peu surpris — et amusé- — de voir figurer dans les scènes d’enterrements des personnages vêtus de costumes archaïques, aux coloris chatoyants : ce sont les charitons. Près d’un siècle a passé depuis que Benoist a croqué sur le vif ces pieuses confréries, et cependant elles existent encore en grand nombre et continuent à rendre les derniers devoirs à leurs compatriotes. La scène, telle que l’a fixée la lithographie, aux tons un peu éteints, marbrée, de taches de rousseur, n’a guère changé. Les uniformes sont à peu près les mêmes ; ceux des assistants ont subi, hélas ! une transformation radicale et regrettable. Les femmes ne portent plus la « pompe à feu » ni le « papillon » ; les hauts bonnets en dentelle ont pris place maintenant dans les vitrines des musées locaux ...

D’après certains historiens, l’origine de ces associations serait fort ancienne, mais cependant elles n’apparaissent dans l’histoire qu’au XIVe siècle, en 1358, à Rouen ; en 1397, à Sainte-Croix-de-Bernay. C’est surtout aux XVe et XVIe siècles que nous les voyons se créer dans diverses régions de la Normandie, dans le Drouais et le Mantois.

Rapidement, elles prirent de l’importance, se consacrèrent non seulement au culte des morts, mais aussi à l’entr’aide des confrères malades ou dans le besoin ; elles participèrent aux solennités religieuses en en rehaussant l’éclat et en leur apportant l’appoint de ses membres revêtus de leurs « livrées » éclatantes.

Souvent riches, elles prirent aussi une part active à la reconstruction des églises ruinées par la guerre de Cent ans. Elles répandirent les images des saints populaires, surtout celles de saint Sébastien percé de flèches, du bon saint Martin coupant son manteau à l’aide d’un gros coutelas, emprunté sans doute au boucher des enfants de son collègue saint Nicolas. Il y avait aussi Mme sainte Barbe et sa tour, patronne des artilleurs, invoquée contre la foudre ; saint Roch et son chien — le roquet — et d’autres bienheureux dont la renommée n’a point dépassé les limites de leur province natale.

Les statuts de ces confréries permettent de connaître — avec une grande précision — la vie de ces sociétés dévouées à l’humanité souffrante et dont l’histoire est une longue suite d’exemples de foi et de bonté. Voici comment était organisée la charité de Veules (Seine- Inférieure), en l’an 1627 : « En icelle charité, y aura treize frères qui seront nommés serviteurs ou frères servans, desquels il y en aura six qui serons esleus à la pluralité des voix, pour porter les corps en terre des frères et seurs trepasses dans ledit bourg et autres corps trouvez ès chemins et au bord de la mer, et seront tenuz les autres frères servans comparoir auxdits enterremens, sur (sous) peine (d’) amende ; item il y aura en ladicte charité un des frères qui portera le nom de clerc, et aura pour son enseigne une petite tunique rouge, lequel aura charge de bailler le luminaire aux frères servans, de crier les patenostres pour les trepassez, partout ledit bourg, advertissant de l’heure en laquelle le corps du trepassé sera mis en terre. »

Ces règlements ont été, le plus souvent, conservés, du moins en grande partie. Voici quelle était, au siècle dernier, à Roncherolles-en-Bray, une inhumation réglée par un maître des cérémonies de village. Sous la conduite du prêtre-chapelain, précédés de leur clocheteux, les maîtres et frères, avec leur prévôt et leur porte-croix, ouvraient la marche au clergé de la paroisse. Arrivés à la porte de la maison mortuaire, tous s’agenouillaient, priaient, puis, rangés en demi-cercle, ils adoraient la croix et recevaient la bénédiction du curé. Le corps ayant été aspergé d’eau bénite, quatre charitons le hissaient sur leurs robustes épaules, tandis que leurs compagnons escortaient le convoi, tête nue, psalmodiant, soto voce, le Miserere, tandis que, ses clochettes à la hauteur de la poitrine, le tintenellier, sur deux notes — sol et la — obsédantes, lancinantes, demandait aux assistants de penser à la mort.

Après l’office, la procession, toujours dans le même ordre, repartait au cimetière. Là, les charitons descendaient eux-mêmes la bière dans la fosse qu’ils avaient creusée de leurs mains, et, tour à tour, y jetaient un peu de terre.

De nos jours, la livrée de ces braves gens est très variée. Les uns se coiffent d’une barrette noire, galonnée d’or ou d’argent ; d’autres, plus modernes, d’un béret basque ; d’autres encore — ceux de Hauville — d’un gibus d’autrefois, du temps des noces en carriole ... Les chaperons, sorte d’étoles, qui constituent leur signe distinctif, sont également très différents, mais, dans l’ensemble, ils présentent les mêmes ornements : l’image du saint patron, le nom de la paroisse, le grade du porteur. Les bannières sont riches et étalent, avec orgueil et complaisance, la date — vraie ou fabuleuse — de la fondation de la confrérie ; celle de Beaumont-le-Roger n’avait-elle pas fait broder sur le velours de ses habits celle de 812, certainement très exagérée !

Chaque confrérie a ses coutumes, dont certaines sont fort originales. C’est ainsi que, dans la Seine-Inférieure, suivant un usage d’ailleurs très répandu autrefois dans toute la France, un frère agrafait, il y a quelques années, lors de la levée du corps, un morceau de crêpe aux ruches et avertissait les abeilles que leur maître était mort. Vers 1895, à Aubevoie, près de Gaillon, les nouveaux membres de la pieuse association prêtaient serment sur une table de pierre placée près de l’église ; un des anciens, une fois l’an, y vendait les serviettes qu’il était de tradition d’offrir, aux inhumations, pour poser le crucifix.

De nos jours, les charitons ont entrepris de tenir un congrès annuel. En 1947, ils se sont donné rendez-vous à Giverville, charmante localité des environs de Bernay, où, durant toute une journée, près de huit cents charitons défilèrent dans les rues, aux sons grêles de leurs tintenelles, spectacle inoubliable pour tous ceux qui ont pu assister à ces fêtes fort bien réussies. En 1948, ce fut à Bernay, suivant un très ancien usage, que les frères se rendirent en solennel cortège.

Souhaitons que, longtemps encore, ces pittoresques groupements promènent à travers les clos et les pommiers leurs uniformes moyenâgeux et que, à l’ombre des vieilles maisons coiffées de chaume, retentisse le tintement argentin ou grave des clochettes, lançant dans l’air leurs notes vibrantes de courage et d’espoir ...

Roger VAULTIER.

Le Chasseur Français N°623 Décembre 1948 Page 287