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La bicyclette est un outil d' "exercice volontaire"

Le cycliste appelle volontiers sa bicyclette : ma machine. C’est un terme familier, assez cordial, dont, paraît-il, l’argot a tiré : bécane.

On peut s’aviser qu’en baptisant ainsi machine l’admirable instrument qu’est la bicyclette on définit assez mal sa nature et ses qualités. Certes, il y a bien peu de gens qui réfléchissent à cela, mais un vocable mal approprié peut faire tort à l’objet désigné.

Si la bicyclette est une machine, elle se range parmi les inventions qui mettent à notre service les forces de la nature, qui travaillent pour nous et sous notre direction, en utilisant la vapeur, l’électricité, les carburants. Les machines remplacent notre faible puissance musculaire par la leur, qui est prodigieusement plus grande.

Avant les machines, l’homme avait inventé des outils, des instruments : ce sont d’artificiels prolongements de ses membres qui rendent ses gestes plus efficaces sans en augmenter la force. La massue, la hache de pierre furent parmi les premiers outils que l’homme imagina pour obtenir un meilleur rendement de sa force ; d’autres armes : le javelot et l’arc, suivirent ; le panier, la roue, le tour du potier, toutes sortes d’ustensiles et d’instruments marquèrent les étapes de la civilisation, alors qu’aucun animal n’a jamais eu l’idée d’amplifier et de valoriser ses gestes par un outil.

Quant aux forces naturelles, l’homme a mis fort longtemps à les domestiquer. Pendant des millénaires, il s’est borné à utiliser le vent dans les voiles de ses barques et les ailes de ses moulins ; et, jusqu’à l’invention de la machine à vapeur, il se borna à multiplier et perfectionner ses outils, dont un grand nombre sont, d’ailleurs, d’une extrême ingéniosité.

Et, parmi ceux-là, il faut mettre au premier rang la bicyclette ; car c’est un outil, ou un instrument, qui obtient de la seule force humaine un rendement extraordinaire, un rendement qui est en contradiction avec ce que la Nature semblait nous avoir permis. Car la puissance dont l’homme dispose pour produire du travail est assez faible par rapport à la masse de son corps : à peine un tiers de cheval-vapeur ; et, dans la plupart de ses actions, il emploie fort mal cette force, en gaspille la majeure partie, n’en obtient qu’un pauvre rendement.

Cela est particulièrement notable quand il se déplace par ses propres moyens, quand il transporte son poids sur une certaine distance. S’il marche, il le fait entre 4 et 6 kilomètres-heure ; s’il court, entre 12 et 16 kilomètres-heure, il est épuisé, suivant son degré d’entraînement, en 5 ou 60 minutes. Or la bicyclette a quadruplé la vitesse de la locomotion humaine et décuplé sa durée pour une même dépense d’énergie ; c’est-à-dire qu’elle nous permet d’utiliser beaucoup plus avantageusement le tiers de cheval-vapeur dont nous sommes pourvus.

À quoi tient cette merveilleuse « efficience » de l’outil-bicyclette ? Elle assemble et coordonne plusieurs autres inventions. La roue, tout d’abord, par laquelle l’homme de la préhistoire a facilité le charroi, sans parvenir à la mouvoir directement avec ses jambes, ni avec celles de ses animaux domestiques. Puis, étape essentielle, transformation par la pédale du mouvement alternatif et saccadé des jambes en un mouvement rotatif continu ; et enfin par la route et le pneumatique, diminution considérable de la résistance au roulement.

Le mouvement alternatif des jambes, qui conquiert pas à pas le terrain, est nécessaire quand l’homme doit se déplacer dans la nature vierge, à travers les forêts, les marécages, les montagnes. La translation du corps se fait alors par petits déplacements successifs avec léger temps d’arrêt entre chacun d’eux. La masse déplacée n’acquiert pas de vitesse que l’inertie entretienne : à chaque pas, il faut la remettre en mouvement.

Sur une bicyclette, la force des jambes agit d’abord en mettant aussi en mouvement toute la masse du cycliste ; mais, dès les premiers coups de pédale, cette masse acquiert une certaine vitesse qui ne diminue que très progressivement sous l’influence des résistances au roulement. Les coups de pédale suivants n’ont donc qu’à entretenir cette vitesse par un effort bien moindre que celui de départ ou de démarrage. Le cycliste qui glisse sur la route d’un mouvement uniforme et continu représente un volant assez lourd dont la mise en route et l’arrêt sont pénibles, coûteux en énergie, mais dont la rotation régulière s’entretient économiquement, sans à-coups.

Si, pour ces raisons et pour quelques autres sur lesquelles il serait peut-être fastidieux d’insister, la bicyclette est d’un rendement si remarquable, il ne faut pas perdre de vue qu’il s’agit du rendement de la force humaine, qui restera toujours très inférieure à celle des machines qui asservissent les forces naturelles. À confondre machines et instruments, on aurait tendance à trouver la bicyclette périmée sous prétexte qu’elle est moins rapide que l’auto ; c’est condamner l’aviron parce qu’il y a des bateaux à vapeur ...

Le machinisme tend à diminuer la peine des hommes, et c’est très bien. Mais il ne doit pas aboutir à supprimer tout emploi de la force humaine. Car l’exercice, c’est-à-dire l’emploi de cette force, est indispensable à la santé ; même la vie ne peut se concevoir sans mouvements du corps.

Et c’est parce que le machinisme nous libère de plus en plus des tâches pénibles et ingrates qu’il faut nous astreindre à l’exercice librement consenti, à l’exercice qui n’est plus une condition du travail productif, mais qui s’impose de plus en plus impérieusement comme une règle d’hygiène.

Or le cyclisme nous est un moyen à la fois commode, agréable et très efficace de faire de l’exercice. Commode, parce que c’est un engin peu coûteux, peu encombrant, et qui, s’il est de bonne qualité et bien entretenu, dure près de vingt ans, sans entraîner guère d’autre dépense que celle qui résulte de l’usure normale des pneus ; agréable, parce que l’exercice qu’il nous donne se fait au grand air, combinant les agréments de la promenade aux avantages de l’activité corporelle ; très efficace, parce que le pédalage, en raison de son haut rendement énergétique, a une très grande influence sur son principales fonctions organiques : respiration, circulation, nutrition.

C’est sur ce dernier point que nous insisterons pour démontrer la valeur de cet « outil d’exercice volontaire ». De ce que, dans un temps donné, il nous permet de transporter la masse de notre corps beaucoup plus rapidement et plus loin que par tout autre moyen d’auto-locomotion, il résulte que, dans ce temps, nous faisons plus de travail — au sens mécanique du mot — et, par conséquent, extériorisons plus d’énergie. Si, dans une heure, nous parcourons 5 kilomètres en marchant, nous produisons un certain travail qui, transformé de kilogrammètres en calories, vaut environ 200 de ces dernières. En pédalant pendant une heure, nous couvrirons, sans plus d’effort ni de fatigue, 20 kilomètres, qui représenteront 400 à 500 calories. Dans les deux cas, l’énergie que nous dépensons ainsi est fournie par les oxydations que les muscles en action font subir aux matériaux nutritifs préalablement digérés et assimilés. L’intensité et le rythme de ces oxydations commandent nécessairement l’intensité et le rythme de la respiration, de la circulation, de toute la nutrition. Et c’est bien en cette accélération de toutes les fonctions organiques que se résument les bons effets de l’exercice. Nous voyons donc que nous obtenons ces bons effets en deux fois moins de temps par la bicyclette que par la marche, ou bien que, dans le même temps, ils sont doublés.

En courant, on peut égaler, et même dépasser, la dépense d’énergie du cyclisme ; mais c’est un exercice pénible et qui ne peut être longtemps continué ; tandis qu’on peut pédaler à longueur de journée, en débitant 400 à 500 calories par heure. Et, pour la plupart des gens, il est évidemment plus facile de rouler à bicyclette pendant quatre ou cinq heures que de courir quinze minutes.

Ainsi la bicyclette n’a pas à disparaître devant le machinisme triomphant ; car, sur le plan de notre santé, c’en est, peut-on dire, le contrepoison.

Dr RUFFIER.

Le Chasseur Français N°624 Février 1949 Page 307