Il est toujours très utile pour l’épargnant de connaître
l’opinion professionnelle de ceux qui dirigent les affaires dont il est
actionnaire, ou des affaires similaires. Cela le change bien souvent des
données de ses habituels conseils financiers, un peu trop enclins à n’envisager
les choses que sous l’angle de l’abstraction comptable, sans trop se soucier de
ce qui vit derrière. C’est pourquoi nous attachons beaucoup d’importance à la
récente enquête à laquelle vient de se livrer auprès de ses adhérents le
puissant Syndicat des Industries mécaniques, enquête menée par questions
précises et réponses.
Depuis de nombreux mois, nous ne cessons de sonner la cloche
d’alarme auprès de nos lecteurs, en attirant leur particulière attention sur
cette question de l’état réel du matériel et des installations des entreprises
industrielles. Car l’actif industriel, c’est d’abord et surtout les machines.
À cette question : « Avez-vous besoin de
renouveler votre matériel ? », 74 p. 100 des dirigeants ont
répondu oui. De chiffres plus poussés, il semble que 40 p. 100 du matériel
national mécanique ait besoin d’être remplacé, les grosses entreprises
— celles cotées en Bourse — étant dans l’ensemble plus mal placées
que les autres. Ce besoin de renouvellement à 40 p. 100 du parc national
mécanique est certes très élevé. Il n’en reste pas moins l’un des plus
favorables de l’industrie française en général. En effet, dans la mécanique,
une machine-outil de vingt ans par exemple n’est certes pas une nouveauté. Mais
enfin elle peut encore figurer honorablement et, dans certaines conditions,
soutenir la concurrence des machines de tout dernier modèle ; car depuis
trente ans les améliorations dans la machine-outil sont surtout de détails.
Malheureusement, il n’en est pas de même ailleurs. Dans l’industrie chimique,
par exemple, où la technique est en perpétuelle évolution, les installations
les plus coûteuses se trouvent périmées en fort peu de temps. C’est pourquoi
l’on peut estimer que, pour l’ensemble de l’industrie française, le renouvellement
à prévoir est au moins de l’ordre de 50 p. 100.
Que les porteurs de valeurs industrielles méditent ces
chiffres. Et qu’ils calculent ce que cela représente de capitaux frais pour les
sociétés dont ils sont actionnaires. Leurs vues optimistes quant aux copieux
dividendes prochains en seront sans doute refroidies, ainsi que leur
appréciation des valeurs en Bourse.
Car, pour renouveler un matériel industriel, il faut de
l’argent, beaucoup d’argent même. Où trouver les capitaux nécessaires ? À
cette question, 78 p. 100 des entreprises ont répondu que l’état de leur
trésorerie les mettait dans l’impossibilité de faire l’effort financier
nécessaire.
Serrons cette question de plus près. Tout homme de bon sens
pourra, en effet, se demander comment il se fait que des affaires
industrielles, ayant somme toute fonctionné tant bien que mal depuis dix ans,
tout au moins dans l’ensemble, n’ayant attribué que fort peu de dividendes à
leurs actionnaires ou à leurs propriétaires, en soient aujourd’hui au point d’avoir
la moitié de leur matériel de travail hors d’usage sans avoir l’argent
nécessaire pour le remplacer ? Sous des dehors favorables, — et en
fait truqués par la dévaluation monétaire, — il y a donc eu en réalité une
perte de substance excessivement grave.
Où est passée cette substance vitale ? Pour remédier à
cette situation, 44 p. 100 des industriels pensent pouvoir encore s’en
sortir par leurs propres moyens si les impôts sont diminués et si la fiscalité
leur laisse la possibilité de pratiquer les amortissements normaux. Par contre,
un nombre équivalent, 42 p. 100, sont déjà tellement touchés que tout
effort interne leur est interdit, et que leur dernier espoir réside dans
l’octroi de crédits à moyen terme. Ce qui semble prouver que la politique de facilités
fiscales, au détriment de l’industrie touche à sa fin, par la mise hors de
combat du baudet. Déjà la moitié des industriels sont pratiquement hors de
combat ; et l’autre moitié émet des vœux pieux dont l’adoption serait une
réelle surprise. Car nous ne croyons pas que la démagogie financière qui sévit
depuis ces dernières années s’arrêtera aussi facilement.
Tout cela concerne la substance même des affaires
industrielles, leur valeur réelle. Mais quelles sont leurs conditions de
travail, leurs possibilités vis-à-vis de la concurrence étrangère ? À la
question : « Vos prix de revient sont-ils trop élevés ? »
84 p. 100 des industriels de la mécanique ont répondu oui. Ce qui prouve
que, malgré les dévaluations successives, tout n’est pas pour le mieux dans le
meilleur des mondes financiers.
Un prix de revient industriel peut être trop élevé pour de
nombreuses raisons. Il est remarquable que des raisons techniques, se
rapportant aux matières premières, soient encore invoquées pour 37 p. 100.
Ce qui prouve que notre santé économique, quoi qu’en disent les statistiques,
n’est pas encore revenue au point d’avant guerre. Ces statistiques sont
d’ailleurs d’autant plus fausses que bien des produits ou des matières qui
portent aujourd’hui les mêmes noms qu’autrefois sont en fait, de par leur
qualité actuelle très inférieure, de tous autres produits qui ne peuvent être
comparés aux anciens, même s’ils figurent en quantité sur des listes
comparatives en apparence identiques. Ceci, en particulier, pour le charbon,
dont la qualité insuffisante réagit sur tous les prix de revient industriels.
Comme autres raisons de l’élévation excessive des prix de
revient, 33 p. 100 charges sociales excessives et 29 p. 100 impôts
trop lourds. Donc encore une fois données politico-financières, qui non
seulement tarissent la fortune nationale, mais encore agissent de façon néfaste
sur l’activité actuelle. Le niveau des salaires, en tant que facteur de prix de
revient, est aussi incriminé pour 26p. 100. Mais comme, d’autre part, ces
mêmes salaires sont dans l’ensemble absolument insuffisants par rapport aux
prix de la nourriture et des marchandises essentielles, contre lesquels l’on
parle beaucoup sans trop agir, le problème est insoluble.
Ajoutons que 34 p. 100 des industriels de la mécanique
ont constaté que leurs prix de revient trop élevés les mettaient dans
l’impossibilité d’exporter. L’on peut se demander ce qu’il en sera lorsqu’un
concurrent aussi redoutable que l’Italie sera équipé à l’américaine ?
Pour terminer, une petite question de rien du tout sur un
sujet dont nous avons souvent entretenu nos lecteurs, le refus d’entreprendre
ou plus simplement de travailler davantage, du fait de la démagogie fiscale et
de sa recherche de nivellement par le bas sous prétexte d’égalité. À cette question :
« Est-ce que l’impôt général (et progressif) sur le revenu limite votre
activité ? » 65 p. 100 des animateurs de l’industrie mécanique
ont répondu oui.
Comme nous l’avons souvent expliqué ici, la progression
spoliatrice des impôts, la Sécurité sociale avec sa redistribution aveugle des
revenus en dehors de toute considération de valeur personnelle ou d’effort
professionnel, font qu’au delà d’un certain niveau de revenus très rapidement
atteint le capitaliste n’a plus aucun intérêt à risquer son avoir, l’entrepreneur
à entreprendre, le travailleur à trop produire, le jeune à améliorer ses
connaissances ... l’État devenant le seul et unique bénéficiaire des
efforts et des risques de chacun.
Mais que déjà 65 p. 100 des « gens de la
mécanique » soient atteints du « à quoi bon » et se croisent les
bras, c’est excessivement grave. Car il n’existe aucune autre corporation où la
réussite technique soit aussi prisée pour elle-même en dehors de toute idée de
rendement financier. L’on peut se demander avec inquiétude ce que donnerait une
telle demande dans des milieux professionnels moins férus de technique et plus
près des réalités pécuniaires de tous les jours ?
Marcel LAMBERT.
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