À toutes les époques, il a existé des chasseurs
extraordinaires, qui ne sont dans leur élément qu’un fusil à la main ou la
trompe en sautoir. C’est leur seule existence, et ils ne pensent qu’à cela.
L’esprit détaché de toutes les vaines préoccupations du monde, ils semblent
appartenir à une autre planète et regardent avec des yeux étonnés les pauvres
bipèdes qui ne pratiquent pas comme eux le noble déduict.
J’ai eu le bonheur d’en connaître plusieurs dans ma vie de
veneur, car c’est un vrai bonheur, je pense, de regarder vivre, dans quelque
sphère que ce soit, des hommes vraiment convaincus et qui possèdent assez
complètement leur art pour y briller en véritables virtuoses.
Et puis, pour nous, fidèles disciples de saint Hubert,
quelle joie ne ressentons-nous pas à recevoir sous cette forme aimable et
attirante qu’est la conversation familière les enseignements de personnes que
nous jugeons comme de grands maîtres. De ces conversations à bâtons rompus, où
l’on saute parfois d’un sujet à un autre — car ces grands conteurs sont
comme leurs chiens : quand ils deviennent vieux, ils rabattent parfois
leur voie ! — j’ai souvent trouvé des enseignements précieux et des
explications à des incidents de chasse qui me paraissaient bien mystérieux et
dont leur expérience trouvait facilement la solution.
M. Horace de Puyperdu, que mes lecteurs du Chasseur
Français connaissent depuis plus de vingt ans, fut un de ces hommes
prodigieux. Il vécut, il est vrai, à une époque où la chasse à courre pouvait
se pratiquer d’une manière autrement facile que de nos jours. D’abord, la vie
était moins rude pour tout le monde ; le chasseur campagnard pouvait plus
facilement trouver les revenus nécessaires dans sa situation qu’aujourd’hui,
l’avenir était plus certain, et qui possédait quelques bonnes rentes, s’il se
contentait de les manger sagement, les retrouvait dix ans après intactes et
avec le même pouvoir d’achat, ce qui n’est pas toujours le cas, hélas ! maintenant ...
Il était alors de bon ton de n’être pas trop regardant sur
les incursions que faisait un veneur sur des terres ne lui appartenant
pas ; c’étaient là relations de bon voisinage, et à charge de revanche. Au
résumé, dans certaines contrées bénies de notre beau pays, un maître d’équipage
bien considéré et ayant attaqué un animal chez lui était presque assuré de
pouvoir le chasser, le poursuivre et le prendre partout. Ce n’est pas
maintenant que nous pouvons faire de même trop souvent, et c’est pour cela que
les petits équipages de lièvres, qui étaient si nombreux autrefois, ont presque
totalement disparu, aujourd’hui.
M. de Puyperdu était un modeste veneur, mais il chassait
comme un grand maître avec des moyens bien restreints ; et je n’ai guère
connu ailleurs que chez lui de meilleurs chiens, aussi bien créancés tout en étant
très chasseurs. Or, un soir, à un retour de chasse, quand il me donnait
l’hospitalité dans son rustique manoir, hospitalité toute simple mais qui
partait du cœur et qui sentait son homme de bonne compagnie, il me conta un
laisser courre de ses débuts. Je crois encore l’entendre parler. Je le revois,
sec, tanné par l’air des bois et les exercices violents, le geste vif et cette
parole imagée qui donnait tant de vie à son récit et qu’hélas ! vous ne
trouverez pas ici ...
— C’est une simple chasse de lièvre dont il s’agit.
J’étais à mes débuts, et tous mes confrères veneurs sauront ce que cela veut
dire. Période d’adaptation, de tâtonnements, de mise au point, où on ne connaît
guère ses chiens et où ils ne vous connaissent pas davantage. Je mettais bien au-dessus
du lot quelques sujets plus chasseurs que les autres (peut-être même trop
chasseurs ...), mais je ne pouvais compter sur aucun de ces ténors qui
sont le pivot d’une meute et dont on ne peut rien faire d’utile sans eux.
» Trôlant à la billebaude, j’avais enfin attaqué un
lièvre. Animal partant d’effroi et qui cherchait à se forlonger dès le lancer.
Bien que novice à ces subtiles manœuvres, j’avais, avec mon homme, supposé que
c’était là le fait d’une hase. La chasse, dès le commencement, marcha mal.
Après un quart d’heure de menée, nous étions, je ne dirai pas en défaut, mais
en balancer à un passage de route. Certains chiens plus requérants prenaient
leurs devants. D’autres restaient sur place ou faisaient des retours. Nous
perdîmes ainsi un temps précieux, car la chasse à courre du lièvre, comme
toutes les autres du reste, exige qu’au début l’animal soit poussé raide, afin
qu’il s’échauffe et que la voie devienne meilleure et qu’il ne puisse ruser.
» Enfin, une chienne à sa première saison (ce fut ma
fameuse Tourmente) se récria, dans un retour. Notre animal de chasse
avait effectué ce hourvari classique, masquant la fuite en avant et qui est un
des pivots du système de défense du lièvre chassé à courre.
» La menée reprit en forlonger. La voie paraissait
bonne et c’est ce qui nous permit, sans doute, de faire suite, car, par un jour
de mauvaise terre, nous aurions probablement perdu.
» Dans ces chasses de forlonger, certains chiens se
distinguent particulièrement et en reconnaissent où les autres ne sentent rien.
Ils ne sont pourtant pas plus fins de nez que leurs camarades, les chiens de
chemin ou les rapprocheurs, mais ils sont plus adaptés probablement à enlever
des voies refroidies ou qui vont s’amenuisant. Ce forlonger dura quarante-cinq
minutes. Elles me parurent bien longues. Nous avancions un peu à l’aveuglette.
Et puis, après ce mortel parcours en plaine, les chiens entrèrent dans un
boqueteau. Aussitôt la voie devint meilleure, la musique prit de l’ampleur et
puis, brusquement, tout tomba à zéro dans une grande taille, récemment
exploitée et aussi nue que la main.
» Nous arrivions au trot par un chemin, car, mon cher
Guy, vous le savez comme moi, quand on chasse des lièvres, il vaut mieux faire
en sorte de ne pas piquer en des endroits où l’on risque de faire bondir du
change et, comme les lièvres ont plutôt coutume de se gîter au couvert qu’au
milieu d’un chemin ou d’une route, le veneur prudent doit les emprunter le plus
souvent qu’il peut.
» Mais nos chiens, tombés à bout de voie, requêtaient
avec ardeur ; ils s’étaient divisés dans cet espace dénudé et bientôt,
presque au même instant, deux explosions de voix éclatèrent à 100 mètres
l’une de l’autre. Un lancer ? Deux lancers ? Y avait-il notre lièvre
de chasse ? Ou bien deux changes ? Pas plus de chiens de créance dans
un lot que dans l’autre, j’étais, je vous l’ai dit, en pleine période de
formation. Que pouvais-je alors décider ? Mais probablement saint Hubert,
ayant pitié de l’apprenti que j’étais et lisant dans mon cœur combien mon amour
de la chasse était vif et sincère, fit briller devant moi, en lettres
flamboyantes, ces mots que j’avais si souvent lus dans nos vieux traités de
vénerie : Laissez faire les chiens. Et c’est ce que je criai à Jolibois :
« Suis-les sans sonner, et tâche de savoir ce que je deviens. »
» Je galopais aux trousses de sept chiens, qu’emmenait Tourmente.
La chasse marchait normalement, mais les chiens ne poussaient pas. Celle que
suivait mon piqueux, au contraire, déballait grand train et paraissait prendre
un parti. Risquant le tout pour le tout, estimant que mon animal de chasse que
je jugeais, à tort ou à raison, pour une hase ne devait pas, dans la norme, se
décantonner ainsi, je pris la décision — héroïque — de sonner des
bien-aller.
» Je ne possédais pas alors, vous le savez, ces bons
chiens qui nous guident dans de semblables aventures. Sans eux, nous ne savons
que faire et sommes prêts à agir selon nos impressions d’hommes quand nous
poursuivons des bêtes sauvages qui sont loin d’avoir les mêmes réactions.
» Jolibois arrêta ses chiens, les faisant rallier à
ceux que j’appuyais. Quelques instants après, nous étions encore en défaut,
dans un grand gaulis très clair. Les chiens travaillaient assez activement sous
la surveillance de Jolibois, bien jeune alors, mais assez « créancé »
pour savoir demeurer muet comme une carpe.
» J’étais descendu de cheval et je suivais une allée
qui longeait l’enceinte, afin de chercher un volcelest. Il n’y a que la
jeunesse pour avoir de ces idées-là. Un pied de lièvre n’est déjà pas facile à
voir au bois et, pour y trouver des connaissances, c’est une autre
histoire ...
» Un chien se récria, mollement et sans grande
conviction, semblait-il. Je m’étais arrêté et j’écoutais. Soudain, ma jument,
que je tenais à bout de rênes, pointa les oreilles en direction de l’enceinte.
Je regardai aussi machinalement et je vis un grand lièvre clair qui
s’approchait en se rasant et vint sauter l’allée à une portée de fusil.
» Puisque nous étions dans l’incertain, autant
continuer. Je sonnai « la vue », et bientôt Jolibois, fort
discipliné, amenait ses chiens sur la voie et la leur livrait en sonnant, lui
aussi, des « bien-aller » à pleine trompe. Le hasard m’avait bien
servi, c’était notre animal de meute ; les chiens chargeaient comme des
furieux et, après une demi-heure de courre sans histoire, gobaient leur lièvre
dans un relancer.
» Y a-t-il une morale à tirer de cette aventure ?
Oui, sans doute. Ces imprudences multipliées avaient bien tourné et
confirmèrent la jeune meute et aidèrent à la mettre en curée. Mais si, au
contraire, je n’avais pas eu cet insolent bonheur, que serait-il advenu ?
J’aurais trompé mes chiens, je les aurais rendus volages et légers ; je
jouais, sans le savoir, l’avenir de mon petit équipage. »
Guy HUBLOT.
|