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Un record dangereux

J’ignorais qu’il existât un record de l’heure sur route derrière grosse moto. La chose me paraissait possible sur piste routière, avec côtes, descentes, lacets et virages, comme c’est le cas pour le championnat de France ; ou alors en circuit surveillé, par exemple autour de l’hippodrome de Longchamp ; mais je ne pouvais supposer qu’on s’attaquât à un record de l’heure sur route libre et choisie au gré du coureur.

Aucun ruban de route de 50 ou 100 kilomètres n’est identique à un autre. Même sur routes très plates et très droites, 50 kilomètres en Sologne diffèrent de 50 kilomètres dans les Landes. Et, si les moindres ondulations entrent en jeu, les différences s’accentuent. Tel coureur qui aura fait 90 kilomètres dans l’heure sur une route de Bretagne en fera moins ou plus, beaucoup moins ou beaucoup plus, sur une route de Berry ou de Bourgogne semblant présenter à peu près le même profil. Et que dire du vent, favorable ou défavorable de bout en bout, puisque ce record est établi en ligne droite, sans virage à mi-parcours.

Donc ce record de l’heure sur route pourrait être inatteint ou battu à chaque tentative pour mille raisons indépendantes de la qualité du coureur. Disons une fois pour toutes qu’il est, par essence même, irrégulier, soumis à mille hasards, et que la part de chance y est telle qu’on ne peut en tirer aucun enseignement.

Mais ce n’est pas tout. Son caractère est de présenter de très graves dangers. Le coureur qui tente de s’approprier ce record doit être un acrobate et surtout ne pas craindre de risquer sa vie. C’est pourquoi nous devons saluer très bas le jeune stayer Claverie, qui, le 2 décembre dernier, réalisa cet exploit stupéfiant : rouler à 100 à l’heure (avec un développement de 12 mètres) et couvrir 82 kilomètres dans les soixante minutes sur une route fréquentée (Bordeaux-Bayonne) comportant une longue traversée de village pavée et un passage à niveau ! Voici comment le journal Sud-Ouest s’exprime à ce sujet :

« Les occupants des quelques voitures qui s’essoufflaient à suivre Gabriel Claverie dans sa tentative contre la performance de Paillard ont certainement vécu une heure angoissante. Avec le temps de recul, il est permis de mesurer l’ampleur des risques courus, risques aux formes multiples, aux origines imprévues. Tiré à 90 kilomètres à l’heure par la puissante machine de M. Pujos sur cette route à grande circulation, Claverie fonçait, poussant puissamment cet énorme braquet de 12m,80, traversait à la même allure villages et passages à niveau. Devons-nous ajouter que l’inquiétude nous étreignit plusieurs fois en apercevant des vaches alignées sur le bord de la route, des chiens traversant la chaussée, ou encore le véhicule venant en sens inverse ? Plus d’un a tremblé pour Claverie qui se lançait dans cette hallucinante aventure. »

Or l’hallucinante aventure se termina sans dommages. La fin justifie les moyens. Claverie couvrit 82km,300 dans l’heure et battit le record de Paillard qui fut établi en 1937 ... et savez-vous dans quel désert ? sur la route de Paris à Chartres ! Voilà de quoi super-halluciner le rédacteur sportif dont je viens de citer les lignes.

Maintenant, voici quelques détails :

La grosse moto était un mastodonte capable de rouler (avec pare-vent) à 150 kilomètres à l’heure. Ce pare-vent était un panneau des dimensions d’une table de café, très loin, donc, de présenter la protection d’un gros camion ou d’une voiture rapide dont l’arrière aurait été établi pour aspirer le coureur dans un remous d’air.

Claverie, une fois lancé à 90 kilomètres à l’heure, ne pouvait s’arrêter. Il n’est pas question de freiner un vélo à cette allure. Et allez donc ralentir en contre-pédalant sur 12m,80 ! Claverie ne devait plus rien voir que le panneau protecteur de la moto. Il faisait corps avec l’entraîneur. Tout décollage risquait de lui faire perdre plusieurs secondes et manquer le record. Vaches, chiens, il devait, dans sa pensée, en faire table rase. Il parvint, aspiré et assourdi, au mauvais passage qui, de Beliet au pont de la Leyre, lui offrit « ses côtes, ses pavés inégaux, son sol tourmenté et sa section en rechargement » ! ... À ce moment, il roulait à peine à 60 à l’heure et décollait souvent. Restait le passage à niveau de Labouheyre, qui, malgré qu’il dût être ouvert d’après l’horaire prévu, pouvait se trouver fermé pour cause de retard de train, ou de train supplémentaire, ou de passage d’une locomotive haut-le-pied. Il était ouvert ! Claverie le franchit comme une flèche, mais, aussitôt après, et sans doute à cause de l’état de la route, il décolla encore et sa vitesse tomba pendant quelques minutes à 50 kilomètres à l’heure. Il se rattrapa ensuite, atteignit par moments le 100 à l’heure, tandis que les autos suiveuses, affolées par la constance de cette allure endiablée, étaient, elles, plus ou moins semées. Et Mme Claverie, qui se trouvait dans une de ces voitures, pleurait, souffrait mort et passion, malgré l’exhortation au calme et à la confiance que lui prodiguaient les officiels et les chronométreurs. Quel tableau ! quelle journée ! quel exploit ! Quant à moi, je me représente ce coureur cycliste poussant à 90 kilomètres à l’heure une bicyclette de 9 kilos sur un ruban noir, et encore à 60 à l’heure sur une route en rechargement ! Il n’est plus question de prudence ni même d’équilibre. On est emporté par un moteur composé de deux bielles, et ces deux bielles sont vos propres jambes ! On est soi-même l’artisan de la force qui vous propulse et vous éjecte. On pousse comme un sourd et on est en même temps avalé par un tourbillon. Les arbres et les poteaux télégraphiques ne sont plus que des barres de mesure emportées dans un rythme frénétique et s’abattant derrière vous au gouffre de l’espace vaincu.

On n’a même pas le loisir de constater que, sur la voie ferrée parallèle à la route, on remonte le rapide Paris-Hendaye dans toute sa longueur. On n’est plus qu’un trait vif, étincelant, silencieux au milieu du fracas des moteurs, et ce trait se compose d’un simple vélo que seuls vos muscles animent et transforment en flèche ailée ! Que ne peut-on radiodiffuser, captées à leur source vive, l’impression, la vie intérieure d’un Claverie en pleine action !

Henry DE LA TOMBELLE.

Le Chasseur Français N°625 Mars 1949 Page 356